Jusque-là, toutes les civilisations avaient mis en pratique une
manière d’autolimitation. Mais nos sociétés modernes récusent toute
limitation. Leur caractéristique principale est d’être en quête d’une
puissance sans limite, en particulier dans les domaines énergétiques et
techniques. On n’imagine pas plus de limites à l’industrialisation qu’on
n’en perçoit dans la capacité de l’environnement à absorber toutes les
pollutions d’origine humaine.
Dans la perception traditionnelle, la réciprocité représente un élément majeur. L’Indien Shuar perçoit sa place sur Terre comme un échangeur de Nature : tout ce qu’il reçoit, il ne fait que l’emprunter et il le restituera. Si la dette devenait trop importante, la nature réagirait. Ainsi les aborigènes pensent que, tel un boomerang, toute blessure que vous infligez à l’environnement vous reviendra tôt ou tard : « Quand vous détruisez un site, vous créez une ride qui va sillonner dans le cosmos comme la jarre de billes. Cela détruit l’équilibre et ce déséquilibre entraîne le chaos, la maladie et la mort des gens et de la nature ». Les Touareg partagent la même conception en boomerang : toute agression à la terre mère provoque sa révolte. Ainsi on peut utiliser ses sécrétions (animaux, végétaux…), mais pas ses organes vitaux (ressources du sous-sol, cycles atmosphériques…). Ces sociétés ont souvent une conception cyclique du temps. Dans cette conception, tout ce que nous infligeons à l’environnement aura des conséquences que nous subirons plus tard, puisque nous ferons en quelque sorte partie des générations futures.
En revanche les sociétés modernes ont plutôt une conception linéaire du temps. Ce que nous faisons à présent aura certes des conséquences dans le futur, mais nous n’y serons plus. Ce principe a soutenu la croyance au « développement « et au « progrès ». Les peuples modernes s’accommodent d’un environnement dégradé, bruit, pollution de l’air et de l’eau, disparition des espèces, modification du climat, etc. En effet, vivant dans un environnement artificiel, hors de la nature, ils ne subissent qu’indirectement les effets de cette dégradation. Ils disposent en outre de la possibilité d’exploiter des ressources extérieures à leur environnement proche et se débarrasser d’une partie de leur pollution en la dispersant ailleurs. Aujourd’hui les peuples modernes, se préoccupent essentiellement de leur bien-être personnel. Les problèmes d’environnement qui ne menacent pas directement ce dernier leur sont indifférents.
En conséquence, l’homme moderne pourra accomplir une tâche socialement écologiquement nuisible si elle lui procure le salaire dont il dépend pour vivre. Un homme traditionnel n’aurait rien à y gagner en terme d’autonomie ; il reste pleinement conscient de sa dépendance envers la nature et de l’importance de l’entraide sociale. Mais l’influence du monde moderne sur les sociétés traditionnelles a été et continue d’être une source de rupture à sens unique, des modernes vers les indigènes. Cette influence peut être résumée par la logique des trois « C » de Maurice Godelier : colonialisme, christianisme, capitalisme. Au fur et à mesure de l’accroissement de la pression sur leurs terres et de la confrontation à l’économie de marché, les peuples indigènes se sont de plus en plus assimilé la culture moderne. Cette dernière barrière franchie, plus rien ne les empêchera de succomber aux objectifs économiques à court terme, ultime étape vers laquelle la colonisation aspirait à les précipiter. Au Sahara par exemple, les nouvelles politiques ont quasiment fait disparaître la gestion traditionnelle de leur territoire par les Touareg, favorisant les forages profonds à haut débit, les pâturages intensifs liés à la disparition du nomadisme, et donc l’absence de contrôle du nombre de points d’eau ; tout cela conduit à l’épuisement des ressources. Comme le résume un Australien d’origine aborigène : « La difficulté, c’est qu’après cinquante ou soixante ans de sucre et de corned-beef, nous sommes devenus dépendants d’un certain style de vie ».
Seule une mutation profonde du système de pensée occidental pourra permettre une réelle évolution
(Delachaux et Niestlé, 2005)
Dans la perception traditionnelle, la réciprocité représente un élément majeur. L’Indien Shuar perçoit sa place sur Terre comme un échangeur de Nature : tout ce qu’il reçoit, il ne fait que l’emprunter et il le restituera. Si la dette devenait trop importante, la nature réagirait. Ainsi les aborigènes pensent que, tel un boomerang, toute blessure que vous infligez à l’environnement vous reviendra tôt ou tard : « Quand vous détruisez un site, vous créez une ride qui va sillonner dans le cosmos comme la jarre de billes. Cela détruit l’équilibre et ce déséquilibre entraîne le chaos, la maladie et la mort des gens et de la nature ». Les Touareg partagent la même conception en boomerang : toute agression à la terre mère provoque sa révolte. Ainsi on peut utiliser ses sécrétions (animaux, végétaux…), mais pas ses organes vitaux (ressources du sous-sol, cycles atmosphériques…). Ces sociétés ont souvent une conception cyclique du temps. Dans cette conception, tout ce que nous infligeons à l’environnement aura des conséquences que nous subirons plus tard, puisque nous ferons en quelque sorte partie des générations futures.
En revanche les sociétés modernes ont plutôt une conception linéaire du temps. Ce que nous faisons à présent aura certes des conséquences dans le futur, mais nous n’y serons plus. Ce principe a soutenu la croyance au « développement « et au « progrès ». Les peuples modernes s’accommodent d’un environnement dégradé, bruit, pollution de l’air et de l’eau, disparition des espèces, modification du climat, etc. En effet, vivant dans un environnement artificiel, hors de la nature, ils ne subissent qu’indirectement les effets de cette dégradation. Ils disposent en outre de la possibilité d’exploiter des ressources extérieures à leur environnement proche et se débarrasser d’une partie de leur pollution en la dispersant ailleurs. Aujourd’hui les peuples modernes, se préoccupent essentiellement de leur bien-être personnel. Les problèmes d’environnement qui ne menacent pas directement ce dernier leur sont indifférents.
En conséquence, l’homme moderne pourra accomplir une tâche socialement écologiquement nuisible si elle lui procure le salaire dont il dépend pour vivre. Un homme traditionnel n’aurait rien à y gagner en terme d’autonomie ; il reste pleinement conscient de sa dépendance envers la nature et de l’importance de l’entraide sociale. Mais l’influence du monde moderne sur les sociétés traditionnelles a été et continue d’être une source de rupture à sens unique, des modernes vers les indigènes. Cette influence peut être résumée par la logique des trois « C » de Maurice Godelier : colonialisme, christianisme, capitalisme. Au fur et à mesure de l’accroissement de la pression sur leurs terres et de la confrontation à l’économie de marché, les peuples indigènes se sont de plus en plus assimilé la culture moderne. Cette dernière barrière franchie, plus rien ne les empêchera de succomber aux objectifs économiques à court terme, ultime étape vers laquelle la colonisation aspirait à les précipiter. Au Sahara par exemple, les nouvelles politiques ont quasiment fait disparaître la gestion traditionnelle de leur territoire par les Touareg, favorisant les forages profonds à haut débit, les pâturages intensifs liés à la disparition du nomadisme, et donc l’absence de contrôle du nombre de points d’eau ; tout cela conduit à l’épuisement des ressources. Comme le résume un Australien d’origine aborigène : « La difficulté, c’est qu’après cinquante ou soixante ans de sucre et de corned-beef, nous sommes devenus dépendants d’un certain style de vie ».
Seule une mutation profonde du système de pensée occidental pourra permettre une réelle évolution
(Delachaux et Niestlé, 2005)
Le souffle naturel des peuples indigènes
Le terme indigène
est une référence généralisée aux milliers de peuples ou de sociétés dotés d’un
langage distinct, de systèmes de parenté spécifiques, de mythologies, de mémoires
transmises à travers les générations, et de relations privilégiées avec un
territoire. Ces différentes sociétés réunissent encore plus de 200 millions de
personnes à travers la planète aujourd'hui. Puisque elles sont extrêmement
diverses, toutes les idées conceptuelles générales à leurs propos sont au
premier abord suspectes. Déjà, il est illusoire de croire qu’elles sont le
reflet de sociétés de chasseurs-cueilleurs préhistoriques, ce serait recourir à
une approche évolutionniste qui n’a plus cours. On ne peut pas non plus
affirmer que les spiritualités indigènes constituent une « spiritualité du
monde » unique. L’écologie indigène n’est pas non plus un caractère commun
et partagé identiquement, de même que leur économie de subsistance ou leur
souci du bien commun.
Après cette mise en garde, il est également possible
d'identifier des caractéristiques communes ou récurrentes parmi ces peuples et
notamment la manière dont leur vie quotidienne s’ajuste à leur environnement, à
travers des pratiques rituelles qui instillent les mémoires collectives par le
corps et l’esprit. Le point commun aux traditions indigènes est une conscience
du rapport intégral et entier de la vie symbolique avec la vie quotidienne, de
l’ordre de la nature avec l’ordre social.
L’histoire de ces peuples parle à notre mémoire
personnelle mais profonde, de cette relation indispensable à notre survie, la
relation entre chacun d’entre nous et la nature, le cosmos. Elle peut nous
permettre de retrouver un langage commun qui donne sens.
Il ne s’agit pas de faire apparaître les indigènes
comme les "premiers écologistes" et détenteurs d'une sagesse de
pondération absente dans le monde technologiquement développé et industrialisé,
il s’agit de retrouver en nous cette sagesse.
L'écologie,
la science de l'interdépendance de la vie dans les écosystèmes, n’a pas été
développée par les peuples autochtones, pas plus que l’économie de
décroissance. Cependant, les sagesses de ces peuples et leurs outils pour se
les transmettre à travers les générations sont un trésor qu’elles offrent à
notre expérimentation davantage qu’à notre analyse. Car il faut les vivre pour
en saisir toute l’importance.
Il est salutaire de
se rappeler que des cultures comme celle des Inuits ou des habitants de
Polynésie ont été crées dans la même dimension temporelle que celles de
Mésopotamie, de Chine et des Amériques, des premiers systèmes agricoles en
Europe, ou de l'élevage des steppes en Asie centrale. Et ces sociétés ont
évoluée, même si parfois certaines nous semblent immuables ! Chacune de
ces sociétés est soumise à l'influence des régions environnantes depuis de
longues périodes. L'imprégnation des sociétés industrielles européennes est une
influence parmi d’autres, mais nettement plus radicale ! D’après l’ethno-pharmacien Jean-Patrick Costa : pour
les Indiens Jivaros, « transformer la nature en profondeur, comme par
exemple couper la forêt, est inconcevable, sauf pour les indiens acculturés qui
vendent désormais leur bois et ont acquis une conception gestionnaire de la
forêt, ce qui les oblige à apprendre à se projeter dans le futur » [1].
Une adéquation aux limites de la biosphère
La survie face à la privation a été un souci constant
des peuples autochtones : au fur et à mesure de l’expansion démographique,
ils ont été acculés en des lieux où les ressources se faisaient plus
rares : Inuits sur les terres
glacées du nord canadien, Shuars en
forêt amazonienne, Aborigènes dans le
désert australien, Bushmen dans le
désert du Kalahari,…
Au fil de l’histoire des civilisations, les ressources ont
fait l’objet de toutes les attentions. Là où elles étaient facilement accessibles
s’installaient des populations qui devaient se battre pour garder leur place.
Dans cette lutte pour la ressource, certaines sociétés ont été absorbées dans
les sociétés colonisatrices et d’autres se sont retranchées en des lieux moins
convoités, où les ressources sont moins accessibles. Ils nous font souvent
l’effet de miraculés à vivre dans ces lieux qui nous paraissent hostiles. C’est
ainsi que le voyageur perçoit par exemple le Ladakh, région septentrionale de
l’Inde himalayenne qui semble inhabitable : l’aridité côtoie l’altitude,
et vivre dans ces villages apparaît comme une gageure! Mais la vie y est
prospère.
Ce qui est troublant et à la fois admirable, dans ces
peuples de l’extrême, c’est que leurs erreurs de comportements envers la nature
sont directement sanctionnées par l’hostilité du milieu et la rareté des
ressources. Ces sociétés se donc sont organisées en relation avec leur milieu
et en fonction de la ressource, grâce à des règles ou des régulations. Elles
ont de ce fait pu préserver un équilibre dans lequel elles se sont insérées et
qui leur a permis de perdurer. Les hommes et les femmes qui vivent au Ladakh
ont posé des contraintes sociales à leur développement qui préserve la
fertilité des terres, telles que la polyandrie (mariage d’une femme avec
plusieurs frères) ou le recours au monastère. Au moindre excès, c’est le
village entier qui se trouve menacé.
Ceux qui vivent dans des sociétés de consommation,
c'est-à-dire des sociétés où l’excès de consommation n’est pas sanctionné mais
au contraire valorisé, l’équilibre avec l’écosystème est disloqué. Dans ces
sociétés, le retour de bâton n’est pas direct quand elles épuisent
l’écosystème. Car, ce qui les caractérise est l’absence de lien direct avec
l’écosystème. Elles se nourrissent et recrachent dans la marmite du voisin
(typiquement, les pays du Sud), et c’est celui-ci qui se récupère le coup de
bâton quand les ressources locales arrivent à épuisement ou que la terre (la
marmite) est polluée. Les sociétés de consommation changent alors simplement de
marmite.
Le dérèglement climatique est une aberration exacerbée du
système des sociétés modernes, dont les conséquences de comportement inadapté
se ressentent en décalé. Car, à quoi est dû ce dérèglement, sinon à la
production en excès de gaz à effet de serre par rapport à ce que la Terre peut
recycler ?
La Terre nous offre une marge de manœuvre dans la recherche
de l’équilibre, un équilibre dynamique. Elle absorbe nos dépassements et
compense nos manquements, dans une certaine mesure. À nous d’évaluer cette
mesure et la manière dont nous pouvons y épanouir notre liberté. Est-ce en
employant des ingénieurs en déchets et dépollution ? Est-ce en envoyant
nos gaz à effet de serre dans les profondeurs des océans sans garantie qu’ils y
restent ? Est-ce en puisant aveuglement dans les ressources jusqu’à ce que
la marmite soit vide ?
Il faudrait se baser sur la même relation que celle qui
anime les peuples traditionnels pour évaluer nos ressources disponibles et
notre impact polluant : il nous faut faire comme si l’on ne pouvait se
nourrir que de notre territoire, c’est ce qu’on appelle l’approche parfois
biorégionale (qui préconise un rayon de 20 km). Et limiter notre pollution à ce
que la nature peut absorber, et nos consommations à ce qu’elle peut renouveler.
La décroissance aspire à cela, les peuples indigènes le vivent. En cela ils ont
beaucoup à nous dévoiler.
La pondération
L’anthropologue Marshall Sahlins, dans son ouvrage de
référence âge de pierre, âge d’abondance[2],
rappelle que les peuples "primitifs" avaient une confiance absolue en
l'avenir, qui le leur rendait bien. En ce sens, malgré peu de surplus, la
pénurie était très rare. L'ère d'une famine sans précédent, c'est la nôtre : où
un tiers, voire la moitié de l'humanité, se couche le ventre creux.
Et cette absence de pénurie est
en partie due à un système de convivialité obligatoire ! Cet assemblage de
mot fait figure d’oxymore, pourtant, l’obligation ne se vit pas pour eux comme
une contrainte mais comme quelque chose qui va de soi, naturellement.
Des Européens ont voulu insérer
le microcrédit en Afrique alors qu’existe déjà le système de tontine :
« tu demandes au village de l’argent pour un projet, ensuite tu fais une
fête pour remercier tout le monde où tu grilles la moitié de
l’argent » ! C’est ainsi que la convivialité m’a été expliquée par
une jeune africain. La convivialité est plus importante que l’argent, car elle
soude la communauté. Les liens au sein du groupe sont plus importants que les
bénéfices pour l’individu.
Réfractaire à tout accroissement inutile
de production, le système de production des peuples étudiés par Sahlins est
hostile à la formation de surplus et définit à l’avance l’étendue des besoins
de la société. La production se voit ainsi limitée sous peine de voir
l’économie échapper au social. La cohésion du groupe et le partage des
richesses sont engendrés par un système de dons et de contre-dons qui permet de
se prémunir des manques. En cas de pénurie, on fait appel aux autres.
Comme l’explique G. Polyani, la société traditionnelle, avec son devoir de
générosité, parvient ainsi à nourrir tous ses membres. Cette générosité est
stimulée : quand on donne, on a la garantie de recevoir au moins
l’équivalent, ultérieurement. Les dons visaient à impliquer chacun pour le bien
commun et il empêchait les accumulations injustes de richesses. Leur importance
était telle qu’ils s’inscrivaient dans des activités rituelles. Les échanges
entre personnes ou entre clans se produisaient au cours de cérémonies suivies
de danses, de jeux ou de discours. La monnaie comme moyen conventionnel de
paiement n’existait pas.
Chez
les Indiens de la côte pacifique de l’Amérique, si quelqu’un accumulait des
richesses, il les distribuait ou les détruisait de façon ostentatoire à travers
la pratique rituelle du potlach[3]. C’est dépouillé
de ses biens matériels qu’il était respecté. Cette coutume interdite par les
autorités en 1884 a été réhabilitée en 1951 parce qu’elle était toujours
pratiquée, malgré l’interdiction. La manière de
gérer les ressources exprime la solidarité qui lie les Indiens entre eux. Le
rapport à la production et aux besoins matériels procède d’une conception
spirituelle (les bienfaits terrestres doivent revenir à la Terre) ce qui modère
et limite le désir simple de posséder, donc d’exploiter les richesses. La
tradition amérindienne dévalorise le matériel jugé encombrant, voir superflu,
et se fonde sur l’idéel, le symbolique, les liens avec le sacré. « Ils
s’emploient continuellement à mieux connaître ce que le monde physique requiert
de l’homme. Ce savoir, estiment-ils, est essentiel à la survie car l’homme doit
se mettre en adéquation avec la nature pour participer à son tour et ajuster
ses besoins à ce qu’elle lui offre. »[4]
Sahlins a montré
que si ces sociétés ne rentabilisent pas leur économie, c’est parce que le profit ne les intéresse
pas : ils s’enorgueillissent de leur aptitude à « évaluer
leurs besoins et à produire juste assez de taro pour les satisfaire. »,
écrit-il. Voilà qui devrait rajouter du grain à moudre aux défenseurs de la
décroissance !
Il existe certes une raison pragmatique à cette limitation
de la croissance des biens, mais elle s’appuie sur une conscience claire de ce
qu’implique la croissance : « Les choses engendrent la peur, et plus
vous aurez de choses, plus vous aurez peur », dit un aborigène, qui
établit bien le lien avec la spiritualité : « Ou vous avez la foi, ou
vous avez peur, mais vous ne pouvez avoir les deux»[5].
Dans
la culture ladakhie, tout contribue à limiter le gaspillage. L’absence d’arbre
dans la région a conduit les Ladakhi à utiliser, une fois séchées au soleil,
les excréments du bétail, en particulier ceux des yacks et des dzos, pour
alimenter les poêles en combustibles. Les excréments humains sont recueillis
dans chaque maison et font un engrais très fertile pour les cultures !
L’enseignement bouddhiste qui est au cœur de la vie des Ladakhi condamne le
gaspillage, encourage l’usage efficace de la terre et de l’eau. La frugalité
n’est pas une avarice, mais au contraire la marque d’une conscience précise des
ressources limitées de la Terre. C’est cette attention méticuleuse à chaque
objet, la pondération, qui rend possible l’autosuffisance, laquelle assure
pourtant aux Ladakhi tant de temps libre.
« Nous jetons les choses qui nous paraissent ne plus pouvoir servir à
rien, eux leur trouvent un nouvel usage. Ce que les hommes ne peuvent manger
sera donné aux animaux, ce qui ne peut servir de combustible nourrira la terre.
Abi-le (grand-mère) ne jetait pas l’orge avec lequel elle fabriquait du chang
(bière), elle l’étendait sur une couverture afin de le faire sécher, de le
moudre et de le consommer. Les noyaux d’abricots étaient broyés pour faire de
l’huile. Elle récupérait l’eau de vaisselle qui contient de la nourriture, pour
le bétail. » [6]
Chez eux, il n’y a pas de
« mauvaises herbes », tout a une valeur, car susceptible de servir
comme combustible, fourrage, renfort de toit, clôture, teinture,…
Toutes les sociétés non-modernes
n’ont pas toujours satisfait à ce souci de modération, de pondération. Mais
dans la plupart des cas, la tendance à l’excès dans les atteintes au milieu
naturel a conduit à leur chute. Ainsi est-ce vraiment un hasard si les sites
occupés par la plupart des capitales qui florissaient jadis dans les régions
tropicales et subtropicales sont maintenant occupés par le désert ? Le
déclin et la chute de nombreuses civilisations comme l’empire maya ou la
civilisation de l’Indus ont été attribués à la dégradation écologique de leur
environnement, tel que l’expliquera Jared Diamond dans un livre à succès[7].
Ce déclin est souvent dus à la déforestation, au détournement des cours d’eau
ou à l’exploitation intensive des terres qui ont modifié le climat local,
appauvri les sols, favorisé l’érosion,…
Rechercher l’équilibre et l’entretenir
Dans la mythologie touareg,
l’homme noue un pacte sacré qui le lie à la terre par une promesse de
sauvegarde réciproque, en cas de non-respect de cet équilibre protecteur, la
sauvegarde est remplacée par la menace.
La recherche d’harmonie avec la nature n’est pas le simple
désir de durer, cela va au-delà, car ce qui est en jeu n’est pas seulement
l’existence individuelle sur Terre, mais l’existence de leur société, de
l’humanité, de la Vie et de l’être.
Là se trouve peut-être l’essentiel : rechercher l’équilibre et
l’entretenir. Où se cache cet équilibre ? Telle est la question qui
implicitement vient à celui qui n’a pas baigné dans cet univers. Il n’est sans
doute pas tout à fait visible, mais perceptible. Dans de nombreuses sociétés
africaines par exemple, les gens ont conscience de l'existence des deux mondes
visible et invisible. Cela ne vous paraît pas très rationnel ? Mais qu’est-ce que la rationalité ? Un de mes
professeurs d’anthropologie en avait une définition judicieuse : la rationalité,
disait-il, c’est ce que l'on se targue d'avoir par rapport aux autres.
L’intimité
spontanée et remarquable des indigènes avec le territoire est souvent la source
de révélation sacrée. Les pratiques rituelles et les idées cosmologiques qui
portent la société ne peuvent pas être séparées du quotidien des pratiques de
subsistance. Les cosmologies, ou les histoires narratives orales, transmettent
les valeurs du peuple et décrivent le réseau des activités humaines dans le
monde puissant des esprits. Spinoza expliquait à propos des Indiens d’Amérique
qu’ils ne possèdent pas de frontière stricte entre l'âme et le corps (à la
différence de Descartes). De la même manière, les peuples dits primitifs ne
font pas la distinction entre le sensible et l'intelligible. Les indiens
d'Amérique percevaient avec leurs sens sans voir de différences avec leur
perception mentale ou intellectuelle. La science indienne tout comme le savoir
taxinomique des peuples sans écriture est riche, mais pas sur le même plan que
le savoir scientifique contemporain. Il y a continuité entre ces deux règnes.
La signification du monde se manifeste directement à travers les ordres de la
sensibilité, de l’intuition.
La nature est perçue par les
Aborigènes d’Australie comme un boomerang, une entité à rétroaction :
toute blessure que vous lui infligez vous revient dessus tôt ou tard. «
Quand vous détruisez un site, vous créez une ride qui va tout sillonner dans le
cosmos comme la jarre de billes. Cela détruit l’équilibre et ce déséquilibre
entraîne le chaos, la maladie et la mort des gens et de la nature. » [8]
Le Rêve des
Aborigènes australiens, c’est ce qui relie toute chose, homme, animal, plante
ou matière, au Bugarrigarra où il est
né, où il retourne quand son corps s’éteint. Quand une compagnie étrangère veut
creuser une colline pour y chercher des diamants, les Aborigènes d’Australie ne
s’y opposent pas en disant qu’il y a un risque d’érosion mais parce que cela va
« briser la chaîne du rêve ». Cet équilibre écologique traverse tous
les plans de la pensée indigène. Il ne doit pas être perçu comme statique,
c’est un état dynamique fait d’échanges continuels au niveau de tous les
éléments naturels. Un Wintu de Californie raconte : « vous ne pouvez aimer le gibier et détester les
prédateurs ; vous ne pouvez protéger les eaux et détruire les montagnes ; vous
ne pouvez entretenir la forêt et saboter la ferme. » L’homme,
fondamentalement, participe de cet équilibre. C’est sans doute le plus grand
oubli de l’Occident. Le retrouver implique un transfert de savoir qui ne doit
plus seulement se décliner du Nord vers le Sud, mais du Sud vers le Nord
également. C’est alors supposer que nous soyons aptes à écouter ce qui vient de
là et à échanger. C’est supposer que notre système de pensée et de valeurs puisse
évoluer. C’est aussi supposer que nous soyons ouverts à ces nouvelles
valeurs : « équilibre » contre « croissance »,
« diversité » contre « uniformité » de la mondialisation.
Ce qui anime le monde, ce qui
constitue son essence, est nommé tantôt Wakan
(chez les Sioux, Lakotas), Manitou (chez
les Algonquins), Nuhatl (chez les
Inuits), Qi (chez les Taoistes),… Des
noms différents, un ressenti similaire pour une sorte de « mouvement
cosmique » qui enveloppe l’homme et la nature, de la même manière. Une force
qui anime et les objets et les créatures
et s’y distribue en proportions différents, depuis les hommes jusqu’aux
pierres. Et nous, que pouvons-nous faire de cela ? Voir le monde comme un
grand « mouvement cosmique » peut-il nous aider ? Il me semble
que oui.
De nombreuses histoires tribales en Australie évoquent le
serpent arc-en-ciel : c’est le symbole de la trame de l’énergie ou de la
conscience, qui se déploie en vibrations pour créer les couleurs, les formes,
les bruits. Les Aborigènes disent que ce que nous appelons réalité, avant
d’être matière, est d’abord onde. Les Bushmen expliquent, à quelques milliers
de kilomètres de distance, qu’ils parviennent à capter des ondes qui échappent
aux peuples voisins et étrangers, et qui leur permettent de vivre en harmonie
avec la création[9].
En Lakota, wakan exprime les interrelations
entre toute vie (tanka de Wakan). On enseigne cet ensemble d'idées
complexes aux enfants lakota par l'utilisation des règles de parenté. Le
tanka de Wakan est la présence du mystère dans la vie, personnifié sous
forme de Tunkashila ou grand-père. Etymologiquement, le tunkashila fait
référence aux roches, de sorte que le lien entre les éléments est présent dans
la mémoire des Lakota à travers les roches et les pierres, de manière
personnifiée. Cet enseignement est encore renforcé par des récits oraux, ou des
épopées mythiques, qui racontent les rôles de la pierre dans l'ordre de la
création, de l'apparition du peuple, par des histoires
cosmologiques, puis, cette connaissance environnementale traditionnelle se
concrétise durant le processus de maturation des individus. Ours debout, un indien Lakota du siècle
passé, raconte : "tout avait une personnalité, différant de nous seulement
par la forme. La connaissance était inhérente à toutes choses. Le monde était
une bibliothèque[10]». Pour les Lakota, toutes
les pierres sont vivantes et certaines peuvent interagir avec les pensées;
l’améthyste, par exemple, pénétrera dans la partie droite du cerveau, celle où
se développe la vie spirituelle, alors que le cristal transparent ira du côté
gauche, où il influencera la réflexion sur le silence, la technologie ou la
religion. D’après eux, Wakan Tanka
est imparfait et une de ses erreurs est d’avoir créé le quinzième des Grands
Mystères, Sichun “l’Intellect” ou “le
pouvoir” car d’une certaine manière, l’intellect et le pouvoir sont la même
chose. Selon eux, l’homme a reçu l’intelligence, et il n’en à pas fait bon
usage.
Selon l'anthropologue Marina Roseman, les Temiars de
Malaisie entrent en contact avec les Kahyek, êtres spirituel de la forêt
tropicale malaise. Dans leurs rêves, ils établissent des relations de parenté
avec des esprits qui leur offrent une chanson. Cette chanson, fredonnée lors
d’une cérémonie, permet au rêveur de suivre le chemin indiqué par le guide
spirituel, le chaman.
Dans la plupart des sociétés « primitives », le
chaman sert d’intermédiaire entre les hommes et le flux qui anime la nature. Il
est un régulateur des échanges entre ces deux sphères. À lui de mettre son
poids pour que ne pèse pas un côté au détriment de l’autre, à lui de proposer
l’équilibre.
Ce qui revêt le plus d’importance
dans les exemples donnés est le sentiment d’interaction de ces gens avec le
réel. Leur cosmologie décrit le reflet dans leur corps et leur ordre social, de
leur vision du fonctionnement du cosmos. La corrélation entre le microcosme du
corps avec le macrocosme du monde est reflétée dans chaque détail du
territoire. Pour les Navajo, la rencontre avec la beauté du mystère de l’existence
est aussi évidente que le vent. La sensation fine de la brise à l’aube, lorsque
le noir pénètre la douceur de la nuit, révèle à l’homme les énergies
transformatrices à l’œuvre. Là réside la profonde beauté de cette harmonie ancestrale.
« La nature, c’est moi »
« Il apprendra l’écoute des mouvements de vie, pour
arriver à observer de plus en plus large ; il apprendra le silence, pour
laisser éclore les fleurs, il apprendra tout ce dont il a besoin pour devenir
un vrai humain… » Une
amie anthropologue, Gaëlle, décrivant les Punans de Bornéo
Les sociétés qui ont entretenu un lien privilégié avec un
territoire ont certainement, plus que d’autres (collectivement parlant),
compris le lien d’interdépendance qui les unit à la Terre.
Si les peuples traditionnels ont essayé de modérer leur
empreinte sur la Terre, ils ont aussi tenté de s’unir à elle, dans une relation
où l’homme n’est plus « hors » de la nature, mais en fait partie.
Faire partie ? Qu’est-ce que
cela veut dire ? Prenons l’exemple des Achuar, des chasseurs-cueilleurs d’Amazonie, qui ne font pas de
distinction antinomique entre deux mondes opposés : le monde culturel de
la société humaine et le monde naturel de la société animale, végétale et
minérale. Ces mondes sont habités d’esprits, et il est surprenant
d’entendre des peuples aux quatre coins de la planète parler de l’esprit du
« peuples de cerfs » ou de celui de la « nation des
oiseaux ». Dans cette représentation du monde, l’homme a un droit de vie au
même titre que n’importe quel autre entité dans l’univers. De ce droit découle
un devoir, un devoir d’intégration.
Difficile de décrire à un Occidental ce que « en faire
partie », « intégration » ou même « entrer en relation avec
la nature » peut signifier, car nous sommes élevés dans la tradition
cartésienne et rationnelle qui catégorise et qui, par ce biais, crée des
frontières dans les concepts autant que dans les sentiments. Et qui a tendance
à oublier qu’une molécule qui pénètre une cellule, c’est un échange d’informations.
L’interdépendance est omniprésente sur Terre. Et l’échange permanent.
Pour les Shuars d’Amazonie, par exemple, la nature n’existe
pas. « La nature, c’est moi ! » disent-ils, car il n’y a pas,
pour eux, de frontière nette entre les hommes et la nature : ils ne s’en
distinguent pas. Les plantes, les animaux sont le reflet d’esprits, tout comme
les humains.
« We are the land and the land is us.We
are the water and the water is us”, disent d’autres “indiens”, en Amérique du
Nord[11].
De telles relations intimes avec le milieu se repèrent
dans les noms donnés aux endroits, aux arbres, aux roches, ou aux fleuves. La
chronologie des différentes vies investies dans les endroits nommés est ainsi
transmise par les mémoires collectives. Les pratiques rituelles et les récits
oraux relient les indigènes à un monde qui est à la fois significatif et
ambigu, finaliste et spontané. Chaque lieu mythique recueille les forces
spirituelles capables de mener les hommes vers une dimension supérieure à la
simple dimension matérielle.
Or, les caractéristiques culturelles de la vie indigène en rapport direct avec l’environnement sont actuellement les plus menacées. Les lieux « sacrés » et les ressources sont souvent convoitées et exploitées par des entreprises multinationales avec l’aval des Etats.
Or, les caractéristiques culturelles de la vie indigène en rapport direct avec l’environnement sont actuellement les plus menacées. Les lieux « sacrés » et les ressources sont souvent convoitées et exploitées par des entreprises multinationales avec l’aval des Etats.
Revenez
maintenant sur les deux colonnes du début.
Il s’agit d’une mise en confrontation plus que d’une
opposition. Car mon but est bien une refondation de la relation homme/nature. Vous pourriez construire un tableau similaire
avec l’exemple qui fait sens pour vous, parmi ceux cités plus hauts. Demandez-vous
sur chaque ligne où vous vous situez. Regardez en vous ce qui est moderne (de
l’ordre de la rupture avec la nature) ou traditionnel. C’est très schématique,
mais cela vous permet de voir quelles valeurs vous semble importantes,
caractéristique. Et comment les faire évoluer. Le changement de paradigme ne
consiste pas à passer de la colonne de droite à celle de gauche, mais à les
faire dialoguer.

[1]Nature humaine, Mai 2008 - Lettre n°1 - Les moteurs de l'action
[2]M.
Sahlins, âge de pierre, âge d’abondance, Gallimard, 1976
[3]Voir
par exemple à ce sujet l’ouvrage de G. Bataille, La part manquante.
[4]G. Reichel-Dolmatoff,
“The Kogi Indians and the environment Impending disaster”, The Ecologist, vol 13, n°1, janvier-février 1983.
[5]M. Morgan, Message des hommes vrais au monde mutant: Une initiation chez les aborigènes, J’ai lu, 2004
[6]H. Norberg Hodge, op cit.
[7]J. Diamond, Effondrement, Gallimard, 2009
[8]W. Barker, Termites blancs et fourmis vertes,
Ethnies, 1999, vol 13 n°24-25, pp 195-211
[9]A. Akoun (dir), Mythes et croyances du monde entier, Lidis-Brepols, 1985
[10]Luther Standing Bear, Land of the Spotted Eagle (Lincoln, Nebr.: University of Nebraska Press, 1988, c1933).
[11]
« Nous sommes la terre et la terre est nous, nous sommes l’eau et l’eau
est nous ». Phrase extraite d’un documentaire que je vous invite à
visionner « Peuples indigènes, humanités et environnement durables »,
de Pierre Beaudouin, 2002.