Les indigènes ont-ils une science ?
Sabine Rabourdin - janvier 2018
Ce que
l’on sous-entend par le terme science – même si l’étymologie est ancienne
« scire : découper » en latin – c’est un type de savoir né dans
l’Europe de la Renaissance. Donc, avec cette définition, il est antinomique de
parler de sciences indigènes. On parlera donc plus avantageusement de
« savoirs ». La science est un savoir qui s’occupe d’une partie de la
réalité, celle qu’elle peut décrire et comprendre à l’aide des outils et
démarches qu’elle développe. Elle est intrinsèquement réductionniste,
c’est-à-dire qu’elle sépare les éléments qu’elle étudie pour mieux les
analyser. Elle a plus de difficultés à s’intéresser aux interactions, ces fils
invisibles qui lient les objets entre eux. Les savoirs indigènes en sont plus
spécialistes. Mais ce n’est pas la seule différence que l’on peut trouver entre
ces deux approches.
Les
savoirs des peuples indigènes peuvent être analysés à travers les outils de la
science moderne, c’est par exemple le cas des brevets pharmaceutiques qui
s’intéressent aux savoirs ethnobotaniques amazoniens. Mais une grande partie
des savoirs indigènes n’est pas exploitable par l’outil scientifique moderne.
Tout simplement parce que ceux-ci ne s’occupent pas de la même sphère de
réalité que la science moderne ou bien qu’ils n’ont pas le même objectif.
Nous
allons tenter de mieux comprendre les spécificités des savoirs des peuples
indigènes.
Avant cela, il est important de définir ce
qu’on entend par « peuple indigène ». Ils se définissent (définition
de l’UNICEF) par des critères non normatifs
-
L’antériorité de leur occupation territoriale
et un lien fort avec ce territoire
-
Des spécificités culturelles
-
Une reconnaissance comme communauté distincte
-
La manière dont leur vie quotidienne s’ajuste
à leur environnement, à travers des pratiques rituelles qui instillent les
mémoires collectives par le corps et l’esprit.
-
Ils représentent environ 370 millions
d'individus vivant dans plus de 70 pays dont 50 millions en forêt tropicale.
Ils forment au moins 5000 groupes autochtones différents, et autant de cultures
différentes, parlent plus de 4000 langues dont la plupart sont en danger et
risquent de disparaitre d'ici la fin du XXIes. Malgré leurs nombreuses différences, le point
commun aux traditions indigènes est une conscience du rapport intégral de la
vie symbolique avec la vie quotidienne, de l’ordre de la nature avec l’ordre
social (Rabourdin, 2005).
Les savoirs indigènes sont-ils rationnels ?
La rationalité c’est ce qui émerge de
la raison. Mais qu’est-ce que la raison ? Le mot raison se dit
« li » en chinois et signifie « les veines de jade que le
sculpteur a pour mission de dégager ». Les raisons sont insérées dans la
matière (ici dans la pierre). L’homme doit donc apprendre à les voir et à agir
selon leur tracé. Les Chinois cherchent la raison dans la nature. Alors que
pour les Européens, la raison est une faculté qui se trouve en l’homme et lui
permet de dégager des principes généraux sur des objets naturels.
La rationalité, c’est finalement ce que l’on se targue
d’avoir de plus que les autres. Durkheim, dans « Les formes élémentaires de la vie religieuse »
suggère que les croyances traditionnelles sont de la même nature que les
croyances collectives observées dans nos sociétés. Mais comme la science a
frappé d’obsolescence un certain nombre de ces croyances, nous avons tendance à
catégoriser les gens qui y croient comme non rationnels. Durkheim prend
l’exemple des Aborigènes d’Australie. En fait, suggère-t-il, leurs croyances
sont des conjectures forgées à partir d’un savoir considéré comme légitime.
Ainsi il interprète ses observations agricoles empiriques dans un cadre
théorique qui donne une représentation des processus vitaux. Nous faisons
la même chose, quand nous adhérons au savoir scientifique, ces relations
causales dont les unes sont fondées, mais dont les autres sont tout aussi
fragiles ou illusoires que celle des Aborigènes. Par exemple, nombre de gens
ont cru de manière rationnelle que le stress était une cause de l’ulcère
d’estomac jusqu’à ce qu’on lui impute une origine bactérienne. Il s’avère
aujourd’hui que le stress agit aussi sur notre tolérance à cette
bactérie. Une croyance ne s’impose collectivement que si chacun a des
raisons d’y adhérer. La rationalité est une forme de croyance qui s’appuie
sur de « raisons » estimées comme bonnes, dans un cadre donné.
Pour Levi-Strauss, la pensée des indigènes
n’est pas moins logique ni scientifique que la science moderne. L’exigence de
déterminisme y est même plus importante (La pensée sauvage, 1962). Pour lui, la
différence se situe ici : « le scientifique escompte toujours une réponse
différente de ses suppositions de recherche, tandis que l’indigène ne fait que
se conforter dans des réponses qu’il a déjà, des codes préappris, des
« réponses répétées à l’avance ». (Levi-Strauss xx). Je ne suis pas
d’accord avec cela. Je dirai que le savoir des peuples indigènes est basé sur
deux choses principales : une transmission intergénérationnelle et, une
connexion avec le « monde des esprits », qui peut aussi se comprendre
comme un accès profond à une connaissance sensible, présente en chacun de nous,
mais oubliée et parfois enfouie, ainsi qu’une communication avec les éléments
naturels et les êtres vivants qui dépasse la limitation des sens.
Quelles sont les valeurs associées aux savoirs indigènes ?
Les savoirs d’ici ou
d’ailleurs, sont tous produits dans des sociétés qui véhiculent des valeurs ,
lesquelles se transmettent à ces savoirs (Rabourdin 2016).
Malgré les
diversités des peuples indigènes aux différents endroits de la planète, ils ont
des valeurs communes (Rabourdin, 2005) :
n Respect de
l’équilibre naturel
n Respect des limites
n Complémentarité
des espèces - interdépendance
n Corrélation entre l’ordre social et l’ordre cosmique/naturel
Ces
valeurs se transmettent donc à leurs savoirs. Et les savoirs qu’ils développent
sont en majorité des savoirs sur l’environnement naturel.
Ces
valeurs reposent sur un système de savoir qui les soutient. Quels est ce
système de savoirs ?
La connaissance partagée du territoire.
Les sociétés qui ont entretenu un lien
privilégié avec un territoire, sont plus à même de percevoir le lien
d’interdépendance qui les unit à la terre, et par extension à la nature. Les
sociétés traditionnelles ont été acculées en des lieux où les ressources sont
rares. Leurs erreurs de comportements envers la nature sont directement
sanctionnées par l’hostilité du
milieu. Pour beaucoup de sociétés traditionnelles, la connaissance des éléments
naturels représente un savoir essentiel. Par exemple, pour les Tiv du nord du
Nigeria, les noms de plantes font partie des premiers mots à enseigner à un
étranger. Les Wayapis d’Amazonie distinguent au moins 1150 espèces de végétaux,
qu’ils classent en différentes catégories selon qu’ils en font usage, que les
animaux en font usage, ou qu’ils n’ont pas d’usage connu.
Chaque individu se doit de connaître son
environnement et est conscient de sa propre responsabilité. La préservation de
son lieu de vie s’inscrit dans ses valeurs et ses mythes à travers interdits ou
obligations. Être irrespectueux de l’environnement est vu comme une
transgression aux règles élémentaires des sociétés traditionnelles.
La collectivité peut déléguer la fonction de
contrôles des ressources à des groupes sociaux ou à des individus, ou bien
s’organiser elle-même à travers des instances de concertations. En pays dogon,
l’Alamodjou est une institution vieille de plusieurs siècles chargée de la
protection de l’environnement. Il a pour mission la protection des arbres ainsi
que la préservation des points d’eau. Personne n’entrave ses activités, car,
doté d’un pouvoir occulte, il inspire le respect et la crainte de tous. Il est
également chargé de la préservation de la flore sauvage et de l’introduction de
nouvelles variétés.
La fixation de limites, la recherche de sobriété.
Le mode d’échange
traditionnel, intrinsèquement adapté aux besoins et hostile au surplus, est une
des clés de l’équilibre entre l’homme et la nature.
Chez les Yanomamis
d’Amazonie, comme dans de nombreuses autres sociétés traditionnelles, offrir
est une vertu, posséder n’est pas une richesse. La manière de se répartir le butin
exprime la solidarité qui lie les Indiens entre eux. Car le milieu de la forêt
tropicale n’est pas si prodigue qu’il y parait.
Marshall Sahlins a montré que si ces sociétés
ne rentabilisent pas leur économie, c’est
parce que le profit ne les intéresse pas :
« [Les
indigènes de ces sociétés] s’enorgueillissent de leur aptitude à évaluer leurs
besoins et à produire juste assez de taro pour les satisfaire. »[1]
Les systèmes d’organisation de
l’espace et de la production sont souvent fondés sur des échanges complexes
entre communautés qui permettent d’optimiser la satisfaction des besoins. Ils
sont ainsi faits qu’ils permettent d’éviter la production de surplus et le
gaspillage (entraide-sociale, multiplicité des ressources).
Une société traditionnelle cherchera le plus
souvent à optimiser sa stabilité et celle de son milieu environnant en modérant
ses ponctions sur celui-ci. Réfractaires à tout accroissement inutile de
production, certains peuples autochtones définissent à l’avance l’étendue des
besoins de la société. La cohésion du groupe et le partage des richesses sont
assurés par un système de dons et de contre-dons qui permet d’éviter les
situations de manque.
Ainsi, chez les Yanomamis comme dans de
nombreuses autres sociétés traditionnelles, offrir est une vertu et posséder
n’est pas une richesse. La manière de se répartir le butin témoigne de la
solidarité qui lie les Indiens entre eux. Le rapport à la production et aux
besoins matériels procède d’une conception spirituelle (les bienfaits
terrestres doivent revenir à la terre mère), ce qui limite le désir de
posséder, donc d’exploiter les richesses. Le mode d’échange traditionnel,
intrinsèquement adapté aux besoins et hostile aux surplus, est une des clés de
l’équilibre entre l’homme et la nature.
Pour les Indiens de la côte Pacifique de
l’Amérique, un individu ne doit pas accumuler de richesses pour lui seul. Il
les distribue donc ou les détruit de façon ostentatoire à travers la pratique
rituelle du potlach. Il n’est
respecté que dépouillé de ses biens matériels. Cette coutume, interdite en 1884, a été réhabilitée en
1951 parce que l’interdiction n’était pas respectée.
Les aborigènes d’Australie ont aussi maintenu
volontairement une économie empêchant l’accumulation individuelle, car celle-ci
aurait entraîné une pression accrue sur les ressources, déjà maigres compte
tenu de l’aridité du milieu. Les Bochimans de Kalahari cessent de travailler
dès qu’ils estiment avoir suffisamment de ressources. Chez les Inuits, on ne
peut tuer qu’un nombre déterminé d’animaux.
Certains peuples vont jusqu’à contrôler leur
démographie, et donc leur utilisation des ressources en réponse aux contraintes
de l’environnement. Cela prend parfois des formes extrêmes. A Tikopia, dans les
îles Salomon, certains individus recouraient au suicide volontaire quand la
population devenait si nombreuse qu’elle rendait insuffisante la surface de la
terre. Un des habitants explique cette attitude : « Cela vient de
notre besoin d’harmonie ; si notre vie perd son équilibre, nous ne la
voulons plus. »
L’interdépendance.
Prenons l’exemple des Achuar, des
chasseurs-cueilleurs d’Amazonie[2], qui ne
font pas de distinction antinomique entre deux mondes opposés : le monde
culturel de la société humaine et le monde naturel de la société animale,
végétale et minérale. Pour eux, l’homme a un droit de vie au même titre
que n’importe quelle autre entité dans l’univers. De ce droit découle un
devoir, un devoir d’intégration. Les peuples indigènes perçoivent la nature
comme s’inscrivant dans un cycle où les différentes composantes sont en
interaction permanente. L’homme fait partie du cycle. Il échange de l’énergie
et de l’information (eux parleront plutôt d’ « esprits ». La
nature est vue comme cyclique, la vie humaine aussi. Tel un boomerang, la
nature est perçue par les Aborigènes d’Australie comme une entité à
rétroaction, toute blessure que vous lui infligez vous revient dessus tôt ou
tard : « Quand vous détruisez
un site, vous créez une ride qui va tout sillonner dans le cosmos comme la
jarre de billes. Cela détruit l’équilibre et ce déséquilibre entraîne le chaos,
la maladie et les mort des gens et de la nature » [3]. Le Rêve
des Aborigènes australiens, c’est ce qui relie toute chose, homme, animal,
plante ou matière, au Bugarrigarra où il est né, où il retourne quand son corps
s’éteint. Quand une compagnie étrangère veut creuser une colline pour y
chercher des diamants, les Aborigènes d’Australie ne s’y opposent pas en disant
qu’il y a un risque d’érosion mais parce que cela va « briser la chaîne du
rêve ».
Cet équilibre écologique traverse tous les
plans de la pensée indigène. Il ne doit être perçu comme statique, c’est un
état dynamique fait d’échanges continuels au niveau de tous les éléments
naturels : « Vous ne pouvez aimer le gibier et détester les
prédateurs ; vous ne pouvez protéger les eaux et détruire les montagnes ; vous
ne pouvez entretenir la forêt et saboter la ferme. »[4]
L’homme, fondamentalement, participe de cet
équilibre. C’est sans doute le plus grand oubli de l’occident.
Pour entretenir cet équilibre, les peuples
indigènes adoptent une attitude d’écoute. Et ils notamment des rituels. Le mot
« rituel », vient de « rita », en sanskrit, qui veut dire
« ordre, équilibre ». Il s’agit de préserver l’ordre naturel.
Diversifier au lieu d’uniformiser
Les peuples indigènes, généralement combinent
multi-usages et multi-acteurs sur un même lieu.
La polyculture
favorise une microflore et une microfaune indispensables aux processus de
décomposition, et donc à la fertilité du sol, souvent amoindrie par les
pratiques exclusives et intensives. Elle permet ainsi souvent d’éviter le
recours aux apports artificiels (engrais, pesticides,…). Cultivées ensembles,
ces plantes s’entraident : l’une fixant l’azote, une autre aérant le sol
avec ses racines, une autre procurant une protection parasitaire et permettent
de mieux lutter contre la contamination des maladies. Sur les parcelles
cultivées d’Amazonie, les plantations en polyculture où sont mélangées les
plantes de hauteur différentes protègent le sol des effets destructeurs du
climat, imitant les différentes strates arborescentes de la forêt. La
complémentarité des espèces fait écho à la vision globale de l’écosystème comme
un ensemble complémentaire, dont l’homme n’est pas exclu.
jardins abandonnés
deux fois plus riches en biodiv (selon une étude xx)
Technologies appropriées
Ce qui différencie la société traditionnelle
du monde moderne, c’est aussi le souci de transmission
des savoirs, de génération en génération en favorisant l’innovation. On
sait d’ailleurs l’importance que les anciens de ces sociétés peuvent avoir dans
le processus de décision, pour les choix de développement. Un homme du
Néolithique, a été retrouvé en Irak sur un lit fleurs d’hysope. 50 000
ans, plus tard, on retrouve le recours aux mêmes espèces de fleurs dans les
rites mortuaires. Ce qui montre que le lien homme/nature a des bases profondes
qui sont intimement liées à une société et son territoire de vie.
L’habitude
traditionnelle de recourir essentiellement aux ressources locales (40km est une
bonne distance) est peut-être né d’une contrainte. Mais elle peut renaître d’un
choix pensé, comme le concept moderne de « biorégionalisme » le suggère. En pensant local, on réduit les
« délocalisations » et les pollutions liées au transport.
il faut battre en brèche l’idée selon laquelle
les sociétés traditionnelles sont pauvres en techniques. Tutchones, en Amérique
du Nord. On comptait davantage sur l’ingéniosité que sur l’effort physique. Par
exemple pour attraper du poisson : les assommoirs, les collets, les nasses
et filets à poissons étaient tous des dispositifs «automatiques» qu’il suffisait
de vérifier à intervalles réguliers. Preuve de leur capacité d’innovation, les
Tuchtones parvenaient aussi à intégrer parfaitement bien à leur mode de vie de
nouveaux outils et de nouvelles technologies, tels que les hameçons de métal,
les haches d’acier, les tentes de toiles ou les sacs de couchage. De nombreuses
tribus sud-américaines ont une technologie chimique extrêmement poussée, pour
produire du curare[5],
par exemple.
Cette ingéniosité est transversale à
l’ensemble des sociétés traditionnelles : leurs techniques leur permettent
parfaitement d’utiliser les ressources du milieu pour répondre à leurs besoins.
On sait que les empires d’Amérique avaient
développé d’impressionnants systèmes de navigation intérieure. Les systèmes
routiers des Incas provoquaient également l’admiration et l’envie des
Espagnols. Il y avait toutefois dans cette ingéniosité un réel paradoxe :
un formidable système routier mais pas de roue ! On peut lever le paradoxe
en disant qu’ils ne connaissaient pas la roue. On peut aussi le lever en disant
qu’il la connaissaient mais ne l’utilisaient pas parce qu’elle n’était pas
adaptée à leurs besoins. Puisqu'ils avaient des jeux de balle[6], ils
savaient faire rouler des balles : pourquoi n’auraient-ils pas pu faire
aussi rouler des roues ? S’ils n’utilisaient pas la roue dans leur système
routier, c’est sans doute qu’elle ne leur aurait servi à rien dans le milieu
dans lequel ils évoluaient - dépourvu par exemple d’animal de traction - et en
fonction de leurs critères sociaux ou éthiques – aurait-on oser faire subir
l’effort de tirer un char à un animal ? Cette histoire de roue nous permet
de voir les choses autrement : si les Aztèques n’avaient pas la roue,
c’est sans doute parce qu’elle n’était pas appropriée à leur lieu ni à leur
mode de vie… Alors on peut se demander : que serait une technologie
appropriée ?
Une société durable nécessiterait des technologies appropriées, qui
requièrent peu de capital, utilisent les matériaux disponibles localement,
demandent peu de main d'oeuvre, sont accessibles aux groupes familiaux ou
communautaires, peuvent être comprises, contrôlées et entretenues par des
personnes locales sans haute formation spécifique, peuvent être réalisées dans
des villages ou petits ateliers, peuvent être adaptées à différents lieux en
différentes circonstances et sont utilisées sans dommage pour l'environnement.
…Il ne s’agit pas de dire qu’il faut remplacer
les techniques modernes par des techniques traditionnelles, mais qu’il faut
s’inspirer de cette attitude qui consiste à placer le respect du milieu comme
un critère de choix pour le développement.
Multi-usage, recyclage et autonomie
Les Nuers, peuple de pasteurs nomades du Sud
du Soudan, affectent à un usage particulier tout ce qu’ils peuvent tirer de la
vache : lait, viande, sang, peau, os, poils de queue, excrément, tout a une
utilité. Cet exemple des multiples « usages de la vache » est assez
évocateur. Si l’on pouvait en tirer une morale, ce serait : pas de
gâchis !
Chez les Ladakhis, tout contribue à limiter la
perte de ressources. L’enseignement bouddhiste, qui est au cœur de leur vie,
condamne le gaspillage et encourage l’usage efficace de la terre et de l’eau.
La frugalité n’est pas un signe d’avarice, mais au contraire la marque d’une
conscience précise des ressources limitées de la terre. C’est cette attention
méticuleuse portée à chaque objet, à chaque instant, qui rend possible
l’autosuffisance, sans aliéner pourtant tout temps libre.
La pondération des Ladakhis, essentielle à la
prospérité de la société, leur permet de faire usage avec prudence de
ressources limitées et de tirer le meilleur parti de toute chose. Par exemple,
les noyaux d’abricots sont broyés pour faire de l’huile. L’eau de vaisselle est
récupérée pour le bétail car elle contient de la nourriture. Tous les végétaux
qui poussent à l’état sauvage en bordure des terres irriguées ou dans les
montagnes, et que nous qualifierons de mauvaises herbes, sont recueillis car
susceptibles de servir à quelque chose (combustible, fourrage, renfort de toit,
clôture, teinture, etc.). Cette valorisation des ressources conduit à la
minimisation des ponctions, mais également et de façon exemplaire à la
réduction des déchets et à une grande autonomie.
Des motivations qui diffèrent mais un but commun
Dans les sociétés occidentales, le désir de
protéger la nature provient d’une démarche scientifique, politique ou éthique.
Chez les sociétés traditionnelles, il provient plutôt d’une recherche
d’adéquation des éléments à un équilibre cosmique ou naturel. C’est une
démarche sensitive et sacrée.
Les traditions représentent un ensemble de
pratiques, de valeurs et de savoirs transmis de génération en génération
(notamment sous forme de légende ou de mythes) et qui ont une influence dans le
domaine social, politique et religieux. Elles ne sont pas définitivement
figées, mais évoluent au gré des modifications de la société et/ou du milieu,
et de ce fait s’adaptent peu à peu à la variation des contraintes extérieures,
notamment écologiques.
Il n’est donc pas étonnant que les traditions
des peuples indigènes, au fil des siècles et des millénaires, aient convergé
vers un ensemble de pratiques, de valeurs et de savoirs favorables au respect
de la nature. Ce n’est pas nécessairement l’individu qui adopte consciemment un
comportement écologique, mais les traditions dont il hérite qui l’incitent à
des pratiques respectueuses de l’environnement. Ainsi, ces pratiques
traditionnelles permettent d’assurer une certaine transmission d’un
comportement durable. Elles aboutissent à préserver et à enrichir la
biodiversité bien que le but poursuivi soit autre. Par exemple, certains mythes
des Kasuas de Papouasie portent sur des tabous dont l’influence s’avère
finalement protectrice : une coutume interdit formellement d’ouvrir la canopée,
considérée comme la demeure des esprits.
Conclusion
Ces
savoirs s’intéressent davantage aux liens qu’aux phénomènes isolées. Et la
science moderne emprunte actuellement cette voie, en explorant ce qu’elle
appelle la « complexité » ou « l’émergence ». Cependant,
son mode de fonctionnement reste réductionniste et il semble que pour le coup,
la science moderne restera impuissante à analyser les liens, à étudier la
subjectivité. Ce sont d’autres types de savoirs qui s’en chargent, non
qualifiés de scientifiques vus qu’ils ne rentrent pas dans les critères
précités, mais cependant pas moins valables ni moins « rationnels ».
Ils ont juste d’autres outils, critères de validité et méthodes. Et ils
s’appuient sur les « savoirs » traditionnels. la science moderne
n'étudie qu'une partie émergée de l'iceberg que constitue le réel. Mais
l'esprit scientifique, si on entend par là une démarche non dogmatique, ouverte
à l'expérience et la réfutation, est par contre une démarche qu'il s'agit
d'universaliser, et qui devrait concerner tous les types de savoirs.
[1] Marshall Sahlins, Age de pierre, Age d’abondance, 1976,
resp p 51 et p 111.
[2]Philippe Descola, La nature domestique. Symbolisme et praxis
dans l’écologie des Achuar, Paris, Maison des sciences de l’homme, 1986.
[3] Wayne
Barker, Termites blancs et fourmis vertes, Ethnies, 1999, vol 13
n°24-25, pp 195-211
[4] Centre-Nord de la
Californie : Le peuple Wintu
[5] Le curare est un poison
utilisé pour la chasse. Il extrait d’une liane à partir de laquelle il faut
procéder à de multiples opérations pour parvenir au
dit poison.
[6] Pierre
Clastres, op cit.