Livre "Les sociétés traditionnelles au secours des sociétés modernes", Ed Delachaux et Nieslé, 2006



Jusque-là, toutes les civilisations avaient mis en pratique une manière d’autolimitation. Mais nos sociétés modernes récusent toute limitation. Leur caractéristique principale est d’être en quête d’une puissance sans limite, en particulier dans les domaines énergétiques et techniques. On n’imagine pas plus de limites à l’industrialisation qu’on n’en perçoit dans la capacité de l’environnement à absorber toutes les pollutions d’origine humaine.
Dans la perception traditionnelle, la réciprocité représente un élément majeur. L’Indien Shuar perçoit sa place sur Terre comme un échangeur de Nature : tout ce qu’il reçoit, il ne fait que l’emprunter et il le restituera. Si la dette devenait trop importante, la nature réagirait. Ainsi les aborigènes pensent que, tel un boomerang, toute blessure que vous infligez à l’environnement vous reviendra tôt ou tard : « Quand vous  détruisez un site, vous créez une ride qui va sillonner dans le cosmos comme la jarre de billes. Cela détruit l’équilibre et ce déséquilibre entraîne le chaos, la maladie et la mort des gens et de la nature ». Les Touareg partagent la même conception en boomerang : toute agression à la terre mère provoque sa révolte. Ainsi on peut utiliser ses sécrétions (animaux, végétaux…), mais pas ses organes vitaux (ressources du sous-sol, cycles atmosphériques…). Ces sociétés ont souvent une conception cyclique du temps. Dans cette conception, tout ce que nous infligeons à l’environnement aura des conséquences que nous subirons plus tard, puisque nous ferons en quelque sorte partie des générations futures.
En revanche les sociétés modernes ont plutôt une conception linéaire du temps. Ce que nous faisons à présent aura certes des conséquences dans le futur, mais nous n’y serons plus. Ce principe a soutenu la croyance au « développement «  et au « progrès ». Les peuples modernes s’accommodent d’un environnement dégradé, bruit, pollution de l’air et de l’eau, disparition des espèces, modification du climat, etc. En effet, vivant dans un environnement artificiel, hors de la nature, ils ne subissent qu’indirectement les effets de cette dégradation. Ils disposent en outre de la possibilité d’exploiter des ressources extérieures à leur environnement proche et se débarrasser d’une partie de leur pollution en la dispersant ailleurs. Aujourd’hui les peuples modernes, se préoccupent essentiellement de leur bien-être personnel. Les problèmes d’environnement qui ne menacent pas directement ce dernier leur sont indifférents.
En conséquence, l’homme moderne pourra accomplir une tâche socialement écologiquement nuisible si elle lui procure le salaire dont il dépend pour vivre. Un homme traditionnel n’aurait rien à y gagner en terme d’autonomie ; il reste pleinement conscient de sa dépendance envers la nature et de l’importance de l’entraide sociale. Mais l’influence du monde moderne sur les sociétés traditionnelles a été et continue d’être une source de rupture à sens unique, des modernes vers les indigènes. Cette influence peut être résumée par la logique des trois « C » de Maurice Godelier : colonialisme, christianisme, capitalisme. Au fur et à mesure de l’accroissement de la pression sur leurs terres et de la confrontation à l’économie de marché, les peuples indigènes se sont de plus en plus assimilé la culture moderne. Cette dernière barrière franchie, plus rien ne les empêchera de succomber aux objectifs économiques à court terme, ultime étape vers laquelle la colonisation aspirait à les précipiter. Au Sahara par exemple, les nouvelles politiques ont quasiment fait disparaître la gestion traditionnelle de leur territoire par les Touareg, favorisant les forages profonds à haut débit, les pâturages intensifs liés à la disparition du nomadisme, et donc l’absence de contrôle du nombre de points d’eau ; tout cela conduit à l’épuisement des ressources. Comme le résume un Australien d’origine aborigène : « La difficulté, c’est qu’après cinquante ou soixante ans de sucre et de corned-beef, nous sommes devenus dépendants d’un certain style de vie ».
Seule une mutation profonde du système de pensée occidental pourra permettre une réelle évolution
(Delachaux et Niestlé, 2005)



 

Le souffle naturel des peuples indigènes

Le terme indigène est une référence généralisée aux milliers de peuples ou de sociétés dotés d’un langage distinct, de systèmes de parenté spécifiques, de mythologies, de mémoires transmises à travers les générations, et de relations privilégiées avec un territoire. Ces différentes sociétés réunissent encore plus de 200 millions de personnes à travers la planète aujourd'hui. Puisque elles sont extrêmement diverses, toutes les idées conceptuelles générales à leurs propos sont au premier abord suspectes. Déjà, il est illusoire de croire qu’elles sont le reflet de sociétés de chasseurs-cueilleurs préhistoriques, ce serait recourir à une approche évolutionniste qui n’a plus cours. On ne peut pas non plus affirmer que les spiritualités indigènes constituent une « spiritualité du monde » unique. L’écologie indigène n’est pas non plus un caractère commun et partagé identiquement, de même que leur économie de subsistance ou leur souci du bien commun.
Après cette mise en garde, il est également possible d'identifier des caractéristiques communes ou récurrentes parmi ces peuples et notamment la manière dont leur vie quotidienne s’ajuste à leur environnement, à travers des pratiques rituelles qui instillent les mémoires collectives par le corps et l’esprit. Le point commun aux traditions indigènes est une conscience du rapport intégral et entier de la vie symbolique avec la vie quotidienne, de l’ordre de la nature avec l’ordre social.
L’histoire de ces peuples parle à notre mémoire personnelle mais profonde, de cette relation indispensable à notre survie, la relation entre chacun d’entre nous et la nature, le cosmos. Elle peut nous permettre de retrouver un langage commun qui donne sens.
Il ne s’agit pas de faire apparaître les indigènes comme les "premiers écologistes" et détenteurs d'une sagesse de pondération absente dans le monde technologiquement développé et industrialisé, il s’agit de retrouver en nous cette sagesse.
L'écologie, la science de l'interdépendance de la vie dans les écosystèmes, n’a pas été développée par les peuples autochtones, pas plus que l’économie de décroissance. Cependant, les sagesses de ces peuples et leurs outils pour se les transmettre à travers les générations sont un trésor qu’elles offrent à notre expérimentation davantage qu’à notre analyse. Car il faut les vivre pour en saisir toute l’importance.
Il est salutaire de se rappeler que des cultures comme celle des Inuits ou des habitants de Polynésie ont été crées dans la même dimension temporelle que celles de Mésopotamie, de Chine et des Amériques, des premiers systèmes agricoles en Europe, ou de l'élevage des steppes en Asie centrale. Et ces sociétés ont évoluée, même si parfois certaines nous semblent immuables ! Chacune de ces sociétés est soumise à l'influence des régions environnantes depuis de longues périodes. L'imprégnation des sociétés industrielles européennes est une influence parmi d’autres, mais nettement plus radicale ! D’après l’ethno-pharmacien Jean-Patrick Costa : pour les Indiens Jivaros, « transformer la nature en profondeur, comme par exemple couper la forêt, est inconcevable, sauf pour les indiens acculturés qui vendent désormais leur bois et ont acquis une conception gestionnaire de la forêt, ce qui les oblige à apprendre à se projeter dans le futur » [1].

Une adéquation aux limites de la biosphère

La survie face à la privation a été un souci constant des peuples autochtones : au fur et à mesure de l’expansion démographique, ils ont été acculés en des lieux où les ressources se faisaient plus rares : Inuits sur les terres glacées du nord canadien, Shuars en forêt amazonienne, Aborigènes dans le désert australien, Bushmen dans le désert du Kalahari,…
Au fil de l’histoire des civilisations, les ressources ont fait l’objet de toutes les attentions. Là où elles étaient facilement accessibles s’installaient des populations qui devaient se battre pour garder leur place. Dans cette lutte pour la ressource, certaines sociétés ont été absorbées dans les sociétés colonisatrices et d’autres se sont retranchées en des lieux moins convoités, où les ressources sont moins accessibles. Ils nous font souvent l’effet de miraculés à vivre dans ces lieux qui nous paraissent hostiles. C’est ainsi que le voyageur perçoit par exemple le Ladakh, région septentrionale de l’Inde himalayenne qui semble inhabitable : l’aridité côtoie l’altitude, et vivre dans ces villages apparaît comme une gageure! Mais la vie y est prospère.

Ce qui est troublant et à la fois admirable, dans ces peuples de l’extrême, c’est que leurs erreurs de comportements envers la nature sont directement sanctionnées par l’hostilité du milieu et la rareté des ressources. Ces sociétés se donc sont organisées en relation avec leur milieu et en fonction de la ressource, grâce à des règles ou des régulations. Elles ont de ce fait pu préserver un équilibre dans lequel elles se sont insérées et qui leur a permis de perdurer. Les hommes et les femmes qui vivent au Ladakh ont posé des contraintes sociales à leur développement qui préserve la fertilité des terres, telles que la polyandrie (mariage d’une femme avec plusieurs frères) ou le recours au monastère. Au moindre excès, c’est le village entier qui se trouve menacé.
Ceux qui vivent dans des sociétés de consommation, c'est-à-dire des sociétés où l’excès de consommation n’est pas sanctionné mais au contraire valorisé, l’équilibre avec l’écosystème est disloqué. Dans ces sociétés, le retour de bâton n’est pas direct quand elles épuisent l’écosystème. Car, ce qui les caractérise est l’absence de lien direct avec l’écosystème. Elles se nourrissent et recrachent dans la marmite du voisin (typiquement, les pays du Sud), et c’est celui-ci qui se récupère le coup de bâton quand les ressources locales arrivent à épuisement ou que la terre (la marmite) est polluée. Les sociétés de consommation changent alors simplement de marmite.
Le dérèglement climatique est une aberration exacerbée du système des sociétés modernes, dont les conséquences de comportement inadapté se ressentent en décalé. Car, à quoi est dû ce dérèglement, sinon à la production en excès de gaz à effet de serre par rapport à ce que la Terre peut recycler ?
La Terre nous offre une marge de manœuvre dans la recherche de l’équilibre, un équilibre dynamique. Elle absorbe nos dépassements et compense nos manquements, dans une certaine mesure. À nous d’évaluer cette mesure et la manière dont nous pouvons y épanouir notre liberté. Est-ce en employant des ingénieurs en déchets et dépollution ? Est-ce en envoyant nos gaz à effet de serre dans les profondeurs des océans sans garantie qu’ils y restent ? Est-ce en puisant aveuglement dans les ressources jusqu’à ce que la marmite soit vide ?

Il faudrait se baser sur la même relation que celle qui anime les peuples traditionnels pour évaluer nos ressources disponibles et notre impact polluant : il nous faut faire comme si l’on ne pouvait se nourrir que de notre territoire, c’est ce qu’on appelle l’approche parfois biorégionale (qui préconise un rayon de 20 km). Et limiter notre pollution à ce que la nature peut absorber, et nos consommations à ce qu’elle peut renouveler. La décroissance aspire à cela, les peuples indigènes le vivent. En cela ils ont beaucoup à nous dévoiler.

La pondération


L’anthropologue Marshall Sahlins, dans son ouvrage de référence âge de pierre, âge d’abondance[2], rappelle que les peuples "primitifs" avaient une confiance absolue en l'avenir, qui le leur rendait bien. En ce sens, malgré peu de surplus, la pénurie était très rare. L'ère d'une famine sans précédent, c'est la nôtre : où un tiers, voire la moitié de l'humanité, se couche le ventre creux.

Et cette absence de pénurie est en partie due à un système de convivialité obligatoire ! Cet assemblage de mot fait figure d’oxymore, pourtant, l’obligation ne se vit pas pour eux comme une contrainte mais comme quelque chose qui va de soi, naturellement.
Des Européens ont voulu insérer le microcrédit en Afrique alors qu’existe déjà le système de tontine : « tu demandes au village de l’argent pour un projet, ensuite tu fais une fête pour remercier tout le monde où tu grilles la moitié de l’argent » ! C’est ainsi que la convivialité m’a été expliquée par une jeune africain. La convivialité est plus importante que l’argent, car elle soude la communauté. Les liens au sein du groupe sont plus importants que les bénéfices pour l’individu.
Réfractaire à tout accroissement inutile de production, le système de production des peuples étudiés par Sahlins est hostile à la formation de surplus et définit à l’avance l’étendue des besoins de la société. La production se voit ainsi limitée sous peine de voir l’économie échapper au social. La cohésion du groupe et le partage des richesses sont engendrés par un système de dons et de contre-dons qui permet de se prémunir des manques. En cas de pénurie, on fait appel aux autres. Comme l’explique G. Polyani, la société traditionnelle, avec son devoir de générosité, parvient ainsi à nourrir tous ses membres. Cette générosité est stimulée : quand on donne, on a la garantie de recevoir au moins l’équivalent, ultérieurement. Les dons visaient à impliquer chacun pour le bien commun et il empêchait les accumulations injustes de richesses. Leur importance était telle qu’ils s’inscrivaient dans des activités rituelles. Les échanges entre personnes ou entre clans se produisaient au cours de cérémonies suivies de danses, de jeux ou de discours. La monnaie comme moyen conventionnel de paiement n’existait pas.

Chez les Indiens de la côte pacifique de l’Amérique, si quelqu’un accumulait des richesses, il les distribuait ou les détruisait de façon ostentatoire à travers la pratique rituelle du potlach[3]. C’est dépouillé de ses biens matériels qu’il était respecté. Cette coutume interdite par les autorités en 1884 a été réhabilitée en 1951 parce qu’elle était toujours pratiquée, malgré l’interdiction. La manière de gérer les ressources exprime la solidarité qui lie les Indiens entre eux. Le rapport à la production et aux besoins matériels procède d’une conception spirituelle (les bienfaits terrestres doivent revenir à la Terre) ce qui modère et limite le désir simple de posséder, donc d’exploiter les richesses. La tradition amérindienne dévalorise le matériel jugé encombrant, voir superflu, et se fonde sur l’idéel, le symbolique, les liens avec le sacré. « Ils s’emploient continuellement à mieux connaître ce que le monde physique requiert de l’homme. Ce savoir, estiment-ils, est essentiel à la survie car l’homme doit se mettre en adéquation avec la nature pour participer à son tour et ajuster ses besoins à ce qu’elle lui offre. »[4]

Sahlins a montré que si ces sociétés ne rentabilisent pas leur économie, c’est  parce que le profit ne les intéresse pas : ils s’enorgueillissent de leur aptitude à « évaluer leurs besoins et à produire juste assez de taro pour les satisfaire. », écrit-il. Voilà qui devrait rajouter du grain à moudre aux défenseurs de la décroissance !

Il existe certes une raison pragmatique à cette limitation de la croissance des biens, mais elle s’appuie sur une conscience claire de ce qu’implique la croissance : «  Les choses engendrent la peur, et plus vous aurez de choses, plus vous aurez peur », dit un aborigène, qui établit bien le lien avec la spiritualité : « Ou vous avez la foi, ou vous avez peur, mais vous ne pouvez avoir les deux»[5].

Dans la culture ladakhie, tout contribue à limiter le gaspillage. L’absence d’arbre dans la région a conduit les Ladakhi à utiliser, une fois séchées au soleil, les excréments du bétail, en particulier ceux des yacks et des dzos, pour alimenter les poêles en combustibles. Les excréments humains sont recueillis dans chaque maison et font un engrais très fertile pour les cultures ! L’enseignement bouddhiste qui est au cœur de la vie des Ladakhi condamne le gaspillage, encourage l’usage efficace de la terre et de l’eau. La frugalité n’est pas une avarice, mais au contraire la marque d’une conscience précise des ressources limitées de la Terre. C’est cette attention méticuleuse à chaque objet, la pondération, qui rend possible l’autosuffisance, laquelle assure pourtant aux Ladakhi tant de temps libre.

« Nous jetons les choses qui nous paraissent ne plus pouvoir servir à rien, eux leur trouvent un nouvel usage. Ce que les hommes ne peuvent manger sera donné aux animaux, ce qui ne peut servir de combustible nourrira la terre. Abi-le (grand-mère) ne jetait pas l’orge avec lequel elle fabriquait du chang (bière), elle l’étendait sur une couverture afin de le faire sécher, de le moudre et de le consommer. Les noyaux d’abricots étaient broyés pour faire de l’huile. Elle récupérait l’eau de vaisselle qui contient de la nourriture, pour le bétail. » [6]

Chez eux, il n’y a pas de « mauvaises herbes », tout a une valeur, car susceptible de servir comme combustible, fourrage, renfort de toit, clôture, teinture,…

Toutes les sociétés non-modernes n’ont pas toujours satisfait à ce souci de modération, de pondération. Mais dans la plupart des cas, la tendance à l’excès dans les atteintes au milieu naturel a conduit à leur chute. Ainsi est-ce vraiment un hasard si les sites occupés par la plupart des capitales qui florissaient jadis dans les régions tropicales et subtropicales sont maintenant occupés par le désert ? Le déclin et la chute de nombreuses civilisations comme l’empire maya ou la civilisation de l’Indus ont été attribués à la dégradation écologique de leur environnement, tel que l’expliquera Jared Diamond dans un livre à succès[7]. Ce déclin est souvent dus à la déforestation, au détournement des cours d’eau ou à l’exploitation intensive des terres qui ont modifié le climat local, appauvri les sols, favorisé l’érosion,…



Rechercher l’équilibre et l’entretenir


Dans la mythologie touareg, l’homme noue un pacte sacré qui le lie à la terre par une promesse de sauvegarde réciproque, en cas de non-respect de cet équilibre protecteur, la sauvegarde est remplacée par la menace.

La recherche d’harmonie avec la nature n’est pas le simple désir de durer, cela va au-delà, car ce qui est en jeu n’est pas seulement l’existence individuelle sur Terre, mais l’existence de leur société, de l’humanité, de la Vie et de l’être. Là se trouve peut-être l’essentiel : rechercher l’équilibre et l’entretenir. Où se cache cet équilibre ? Telle est la question qui implicitement vient à celui qui n’a pas baigné dans cet univers. Il n’est sans doute pas tout à fait visible, mais perceptible. Dans de nombreuses sociétés africaines par exemple, les gens ont conscience de l'existence des deux mondes visible et invisible. Cela ne vous paraît pas très rationnel ? Mais qu’est-ce que la rationalité ? Un de mes professeurs d’anthropologie en avait une définition judicieuse : la rationalité, disait-il, c’est ce que l'on se targue d'avoir par rapport aux autres.
L’intimité spontanée et remarquable des indigènes avec le territoire est souvent la source de révélation sacrée. Les pratiques rituelles et les idées cosmologiques qui portent la société ne peuvent pas être séparées du quotidien des pratiques de subsistance. Les cosmologies, ou les histoires narratives orales, transmettent les valeurs du peuple et décrivent le réseau des activités humaines dans le monde puissant des esprits. Spinoza expliquait à propos des Indiens d’Amérique qu’ils ne possèdent pas de frontière stricte entre l'âme et le corps (à la différence de Descartes). De la même manière, les peuples dits primitifs ne font pas la distinction entre le sensible et l'intelligible. Les indiens d'Amérique percevaient avec leurs sens sans voir de différences avec leur perception mentale ou intellectuelle. La science indienne tout comme le savoir taxinomique des peuples sans écriture est riche, mais pas sur le même plan que le savoir scientifique contemporain. Il y a continuité entre ces deux règnes. La signification du monde se manifeste directement à travers les ordres de la sensibilité, de l’intuition.

La nature est perçue par les Aborigènes d’Australie comme un boomerang, une entité à rétroaction : toute blessure que vous lui infligez vous revient dessus tôt ou tard. «  Quand vous détruisez un site, vous créez une ride qui va tout sillonner dans le cosmos comme la jarre de billes. Cela détruit l’équilibre et ce déséquilibre entraîne le chaos, la maladie et la mort des gens et de la nature. » [8]
Le Rêve des Aborigènes australiens, c’est ce qui relie toute chose, homme, animal, plante ou matière, au Bugarrigarra où il est né, où il retourne quand son corps s’éteint. Quand une compagnie étrangère veut creuser une colline pour y chercher des diamants, les Aborigènes d’Australie ne s’y opposent pas en disant qu’il y a un risque d’érosion mais parce que cela va « briser la chaîne du rêve ». Cet équilibre écologique traverse tous les plans de la pensée indigène. Il ne doit pas être perçu comme statique, c’est un état dynamique fait d’échanges continuels au niveau de tous les éléments naturels. Un Wintu de Californie raconte : « vous ne pouvez aimer le gibier et détester les prédateurs ; vous ne pouvez protéger les eaux et détruire les montagnes ; vous ne pouvez entretenir la forêt et saboter la ferme. » L’homme, fondamentalement, participe de cet équilibre. C’est sans doute le plus grand oubli de l’Occident. Le retrouver implique un transfert de savoir qui ne doit plus seulement se décliner du Nord vers le Sud, mais du Sud vers le Nord également. C’est alors supposer que nous soyons aptes à écouter ce qui vient de là et à échanger. C’est supposer que notre système de pensée et de valeurs puisse évoluer. C’est aussi supposer que nous soyons ouverts à ces nouvelles valeurs : « équilibre » contre « croissance », « diversité » contre « uniformité » de la mondialisation.

Ce qui anime le monde, ce qui constitue son essence, est nommé tantôt Wakan (chez les Sioux, Lakotas), Manitou (chez les Algonquins), Nuhatl (chez les Inuits), Qi (chez les Taoistes),… Des noms différents, un ressenti similaire pour une sorte de « mouvement cosmique » qui enveloppe l’homme et la nature, de la même manière. Une force qui anime et  les objets et les créatures et s’y distribue en proportions différents, depuis les hommes jusqu’aux pierres. Et nous, que pouvons-nous faire de cela ? Voir le monde comme un grand « mouvement cosmique » peut-il nous aider ? Il me semble que oui.

De nombreuses histoires tribales en Australie évoquent le serpent arc-en-ciel : c’est le symbole de la trame de l’énergie ou de la conscience, qui se déploie en vibrations pour créer les couleurs, les formes, les bruits. Les Aborigènes disent que ce que nous appelons réalité, avant d’être matière, est d’abord onde. Les Bushmen expliquent, à quelques milliers de kilomètres de distance, qu’ils parviennent à capter des ondes qui échappent aux peuples voisins et étrangers, et qui leur permettent de vivre en harmonie avec la création[9].
En Lakota, wakan exprime les interrelations entre toute vie (tanka de Wakan). On enseigne cet ensemble d'idées complexes aux enfants lakota par l'utilisation des règles de parenté. Le tanka de Wakan est la présence du mystère dans la vie, personnifié sous forme de Tunkashila ou grand-père. Etymologiquement, le tunkashila fait référence aux roches, de sorte que le lien entre les éléments est présent dans la mémoire des Lakota à travers les roches et les pierres, de manière personnifiée. Cet enseignement est encore renforcé par des récits oraux, ou des épopées mythiques, qui racontent les rôles de la pierre dans l'ordre de la création, de l'apparition du peuple, par des histoires cosmologiques, puis, cette connaissance environnementale traditionnelle se concrétise durant le processus de maturation des individus. Ours debout, un indien Lakota du siècle passé, raconte : "tout avait une personnalité, différant de nous seulement par la forme. La connaissance était inhérente à toutes choses. Le monde était une bibliothèque[10]». Pour les Lakota, toutes les pierres sont vivantes et certaines peuvent interagir avec les pensées; l’améthyste, par exemple, pénétrera dans la partie droite du cerveau, celle où se développe la vie spirituelle, alors que le cristal transparent ira du côté gauche, où il influencera la réflexion sur le silence, la technologie ou la religion. D’après eux, Wakan Tanka est imparfait et une de ses erreurs est d’avoir créé le quinzième des Grands Mystères, Sichun “l’Intellect” ou “le pouvoir” car d’une certaine manière, l’intellect et le pouvoir sont la même chose. Selon eux, l’homme a reçu l’intelligence, et il n’en à pas fait bon usage.
Selon l'anthropologue Marina Roseman, les Temiars de Malaisie entrent en contact avec les Kahyek, êtres spirituel de la forêt tropicale malaise. Dans leurs rêves, ils établissent des relations de parenté avec des esprits qui leur offrent une chanson. Cette chanson, fredonnée lors d’une cérémonie, permet au rêveur de suivre le chemin indiqué par le guide spirituel, le chaman.
Dans la plupart des sociétés « primitives », le chaman sert d’intermédiaire entre les hommes et le flux qui anime la nature. Il est un régulateur des échanges entre ces deux sphères. À lui de mettre son poids pour que ne pèse pas un côté au détriment de l’autre, à lui de proposer l’équilibre.

Ce qui revêt le plus d’importance dans les exemples donnés est le sentiment d’interaction de ces gens avec le réel. Leur cosmologie décrit le reflet dans leur corps et leur ordre social, de leur vision du fonctionnement du cosmos. La corrélation entre le microcosme du corps avec le macrocosme du monde est reflétée dans chaque détail du territoire. Pour les Navajo, la rencontre avec la beauté du mystère de l’existence est aussi évidente que le vent. La sensation fine de la brise à l’aube, lorsque le noir pénètre la douceur de la nuit, révèle à l’homme les énergies transformatrices à l’œuvre. Là réside la profonde beauté de cette harmonie ancestrale.


 « La nature, c’est moi »


« Il apprendra l’écoute des mouvements de vie, pour arriver à observer de plus en plus large ; il apprendra le silence, pour laisser éclore les fleurs, il apprendra tout ce dont il a besoin pour devenir un vrai humain… »                                                                                                                   Une amie anthropologue, Gaëlle, décrivant les Punans de Bornéo


Les sociétés qui ont entretenu un lien privilégié avec un territoire ont certainement, plus que d’autres (collectivement parlant), compris le lien d’interdépendance qui les unit à la Terre.
Si les peuples traditionnels ont essayé de modérer leur empreinte sur la Terre, ils ont aussi tenté de s’unir à elle, dans une relation où l’homme n’est plus « hors » de la nature, mais en fait partie.
Faire partie ? Qu’est-ce que cela veut dire ? Prenons l’exemple des Achuar, des chasseurs-cueilleurs d’Amazonie, qui ne font pas de distinction antinomique entre deux mondes opposés : le monde culturel de la société humaine et le monde naturel de la société animale, végétale et minérale. Ces mondes sont habités d’esprits, et il est surprenant d’entendre des peuples aux quatre coins de la planète parler de l’esprit du « peuples de cerfs » ou de celui de la « nation des oiseaux ». Dans cette représentation du monde, l’homme a un droit de vie au même titre que n’importe quel autre entité dans l’univers. De ce droit découle un devoir, un devoir d’intégration.

Difficile de décrire à un Occidental ce que « en faire partie », « intégration » ou même « entrer en relation avec la nature » peut signifier, car nous sommes élevés dans la tradition cartésienne et rationnelle qui catégorise et qui, par ce biais, crée des frontières dans les concepts autant que dans les sentiments. Et qui a tendance à oublier qu’une molécule qui pénètre une cellule, c’est un échange d’informations. L’interdépendance est omniprésente sur Terre. Et l’échange permanent.

Pour les Shuars d’Amazonie, par exemple, la nature n’existe pas. « La nature, c’est moi ! » disent-ils, car il n’y a pas, pour eux, de frontière nette entre les hommes et la nature : ils ne s’en distinguent pas. Les plantes, les animaux sont le reflet d’esprits, tout comme les humains.
« We are the land and the land is us.We are the water and the water is us”, disent d’autres “indiens”, en Amérique du Nord[11].
De telles relations intimes avec le milieu se repèrent dans les noms donnés aux endroits, aux arbres, aux roches, ou aux fleuves. La chronologie des différentes vies investies dans les endroits nommés est ainsi transmise par les mémoires collectives. Les pratiques rituelles et les récits oraux relient les indigènes à un monde qui est à la fois significatif et ambigu, finaliste et spontané. Chaque lieu mythique recueille les forces spirituelles capables de mener les hommes vers une dimension supérieure à la simple dimension matérielle.
Or, les caractéristiques culturelles de la vie indigène en rapport direct avec l’environnement sont actuellement les plus menacées. Les lieux « sacrés » et les ressources sont souvent convoitées et exploitées par des entreprises multinationales avec l’aval des Etats.

Revenez maintenant sur les deux colonnes du début.
Il s’agit d’une mise en confrontation plus que d’une opposition. Car mon but est bien une refondation de la relation homme/nature.  Vous pourriez construire un tableau similaire avec l’exemple qui fait sens pour vous, parmi ceux cités plus hauts. Demandez-vous sur chaque ligne où vous vous situez. Regardez en vous ce qui est moderne (de l’ordre de la rupture avec la nature) ou traditionnel. C’est très schématique, mais cela vous permet de voir quelles valeurs vous semble importantes, caractéristique. Et comment les faire évoluer. Le changement de paradigme ne consiste pas à passer de la colonne de droite à celle de gauche, mais à les faire dialoguer.










[1]Nature humaine, Mai 2008 - Lettre n°1 - Les moteurs de l'action 
[2]M. Sahlins, âge de pierre, âge d’abondance, Gallimard, 1976
[3]Voir par exemple à ce sujet l’ouvrage de G. Bataille, La part manquante.
[4]G. Reichel-Dolmatoff, “The Kogi Indians and the environment Impending disaster”, The Ecologist, vol 13, n°1, janvier-février 1983.

[5]M. Morgan, Message des hommes vrais au monde mutant: Une initiation chez les aborigènes, J’ai lu, 2004

[6]H. Norberg Hodge, op cit.
[7]J. Diamond, Effondrement, Gallimard, 2009
[8]W. Barker, Termites blancs et fourmis vertes, Ethnies, 1999, vol 13 n°24-25, pp 195-211

[9]A. Akoun (dir), Mythes et croyances du monde entier, Lidis-Brepols, 1985

[10]Luther Standing Bear, Land of the Spotted Eagle (Lincoln, Nebr.: University of Nebraska Press, 1988, c1933).
[11] « Nous sommes la terre et la terre est nous, nous sommes l’eau et l’eau est nous ». Phrase extraite d’un documentaire que je vous invite à visionner « Peuples indigènes, humanités et environnement durables », de Pierre Beaudouin, 2002.