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quelques extraits
1- Y-a-t-il encore sur cette planète des
modes de vie, des manières de penser, des spiritualités, bref des sociétés qui
soient équilibrées, harmonieuses, durables et que l’Occident n’a pas
détruit ?
D’une certaine manière, toute société est équilibrée –même si c’est un
équilibre instable- tant qu’elle survie. Le déséquilibre, s’il est durable,
entraîne sa chute ! Je dis cela dans l’objectif de faire réfléchir au mot
« équilibré ». Le mot harmonieux me semble convenir davantage. Car
l’harmonie, par analogie avec la musique, sous-entend une vibration
concordante. Donc, une société harmonieuse serait une société qui chercherait à
s’accorder à une sorte de vibration avec la nature (même si parfois, cela se
traduit par des actes de destruction !). Et oui, ce genre de relations me
paraît avoir existé et exister encore en certains endroits. Les Aborigènes
d’Australie, par exemple, pour qui le « Rêve » ou
« Bugarrigarra » est une sorte d’harmonie que l’on peut percevoir en
sommeil ou en veille, à laquelle on se relie, et pour lequel tout déséquilibre,
comme l’exploitation d’une montagne, crée une sorte de ride, de sillon.
Percevoir cette harmonie, nécessite d’être à l’écoute et non pas en posture de
domination. Il faut ouvrir tous ses sens. Les anciens Indiens (d’Inde) nommaient
l’équilibre de la nature du nom de « rita », qui a donné en français
« rite », « rituel ». Les rituels avaient pour vocation de
faire perdurer l’harmonie du cosmos. Chez les peuples indigènes contemporains,
qui ont conservé leurs traditions, comme il y en a à Bornéo ou en forêt
amazonienne, l’harmonie nécessite de respecter des formes de
« rituels » de chasses, de cueillettes, qui sont en fait aussi des
règles de préservation de la ressource, et de connaissance, de respect des espèces.
Est-ce que l’Occident détruit ces traditions ? Difficile à dire car la
notion même d’Occident est suspecte. Disons que ces traditions deviennent
marginalisées et parfois dévalorisées, et du coup, effectivement ont tendance à
disparaître, avec les sociétés qui les portaient. Rappelons qu’il existait des
traditions occidentales qui avaient la même vocation. Il n’y a pas si
longtemps, en France, il existait de nombreux rituels de ce type, comme
l’illustre par exemple « Le Pain », ouvrage d’Elie Reclus, regorgeant
de récits de rituels agricoles. L’idée même d’harmonie dans la nature s’est
éclipsée des modes de pensée modernes, et c’est sans doute sur cela qu’il faut
se questionner.
3) Il
y a sur cette planète des relations sociales et des spiritualités qui amènent
des points de vue totalement différents des nôtres. Quels sont les systèmes de
reconnaissance dans lesquels vous vous reconnaissez, que vous avez adoptés et
qui vous éloignent du rationalisme occidental ?
Est-ce qu’à des cultures différentes correspondent des
rationalités différentes, comme le crurent Lévy-Buhl ou Sahlins ? Ou, au contraire, la rationalité est-elle une
qualité humaine communément partagée ? Par exemple, Durkheim estimait
qu’un indigène, non initié à l’inférence causale, ne pouvait pas penser selon
les principes de la biologie ou de la physique. Les savoirs-faire quotidiens,
de pêche, d’élevage, etc. se construisaient néanmoins sur une rationalité issue
de représentations théoriques sur le monde. (partie que l’on peut omettre)
Le rationalisme c’est l’usage de la raison. Et l’on peut, je
pense, utiliser sa raison de manières très différentes. Ainsi, ce que l’on
conçoit souvent comme un manque de rationalité, les rituels par exemple, sont,
il me semble un autre type de rationalité. La question qui se pose est plus
celle de l’efficacité. Si l’on accorde plus de crédit à la rationalité
scientifique moderne, c’est qu’elle nous semble plus efficace par rapport aux
problèmes auxquels on est confrontés qui sont souvent des problèmes
techniques : monter des charges, transmettre des signaux, prévoir la
météo, etc.
Mais si nos problèmes sont d’un autre ordre :
sensibles, spirituels, etc. Alors, un autre type de rationalité peut se révéler
plus efficace. Ainsi, dans mon cas, j’adopte et j’adhère à la rationalité
scientifique occidentale lorsque je suis confrontée à des problèmes techniques,
ou quand je procède à une recherche de faits et de synthèse, en sciences
humaines aussi. Par contre, je me tourne vers d’autres rationalités quand je
cherche à comprendre le sens profond des évènements ou des relations entre les
êtres, les émotions, et quand je cherche à saisir ma place en ce monde. Les
pensées traditionnelles de l’Inde me fascinent car elles proposent un autre
mode de connaissance, où le but ultime est la libération. Dans cette tradition,
le corps s’affiche comme un élément fondamental du savoir, et l’esprit est
appréhendé dans ses multiples facettes, non limité à la simple rationalité. Il
faudrait donner des exemples : le yoga, la médecine ayurvedique, les
différentes philosophies et formes de logique. Bien sûr, il ne s’agit pas
d’idéaliser les autres traditions, mais de voir en chacune d’elles ce qui
manque dans la nôtre. Ainsi, l’approche réductionniste permet de d’étudier les
parties, mais elle néglige la globalité, on le voit par exemple dans les
spécialités médicales qui réduisent le corps à ses parties. Les peuples
indigènes, malgré toutes leurs différences géographiques, culturelles, me
fascinent aussi dans leur perception particulière du même souffle vital animant
des espèces si différentes, et leur capacité à apprendre d’elles, à communiquer
avec, à adapter leur comportement, leurs besoins. Là aussi, il ne s’agit pas
d’idéaliser ces savoirs, mais les dévaloriser n’est pas davantage souhaitable.
Ce qui est souhaitable, c’est une capacité d’ouverture. Et pour cela, il faut
d’abord procéder à un bon balayage intérieur : décoller les œillères liées
à notre éducation – ce qui dans mon cas, est toujours en cours !
Question 4 : Dans toute notre histoire nous avons
montré comme le dit Jacques Derrida « une difficulté à considérer
l’étranger, l’autre ». Sans idéaliser les autres traditions il
s’agit de les explorer et de comparer. Et c’est de cela que nous aimerions que
vous nous parliez en puisant dans vos thèmes. Par exemple, les indiens Kogies
ou diverses traditions indiennes d’Asie
Considérer
l’autre, c’est s’autoriser une introspection sur soi. Si nous avons eu dans
notre histoire, et si nous avons encore parfois des « difficultés à
considérer l’autre, l’étranger », cela vient pour une part de notre
difficulté à nous considérer nous même, à analyser notre propre culture non
comme une norme, mais comme une variété parmi un ensemble de diversités
humaines, non comme la norme, mais comme une singularité. Considérer l’autre
impose de remettre aussi en cause nos fonctionnements habituels. Ainsi, nous
avons pour habitude de considérer qu’il est bon de chercher à dépasser nos
limites : les limites du développement, de la technique, du progrès, de la
croissance, de l’efficacité. Alors que dans bien des peuples traditionnels, ce
qui est valorisé c’est la connaissance des besoins et le fait de s’y ajuster,
afin de ne pas dépasser les limites du territoire. Un exemple fameux est cette
tradition du potlach chez les Indiens
de la côte Ouest, aux Etats-Unis, qui consiste à détruire de manière
ostentatoire les surplus. La pratique du tapu (qui
a donné le mot « tabou ») en Papaouisie est aussi une manière de
respecter des limites d’exploitation du territoire. Considérer l’autre, c’est
questionner les origines, qui est « autre » ? De quel territoire
venons-nous ? Et ainsi poser la question du lien avec sa terre, de ses
racines. C’est souvent un sujet délicat, qui plus est dans nos sociétés
devenues si mobiles, si mélangées. Beaucoup de gens se sentent déracinés. Or, le
rattachement à un territoire est ce qui construit notre lien avec notre
environnement, c’est aussi ce qui nous permet de prendre conscience de la
beauté, de la force et de la fragilité de l’écosystème qui nous entoure. Et de
vouloir le protéger. Ainsi, certains Touaregs établissent-ils un pacte de
protection réciproque avec leur territoire. La plupart des sociétés
traditionnelles –celles qui le sont encore, j’entends ou qui l’ont été- vivent
des ressources de leur territoire (pas au-delà de 20 km en général), en
autonomie, sans pour autant renier l’échange de biens avec d’autres peuples.
Ils savent que leur autonomie dépend de la préservation de leur territoire.
J’ai été fascinée par les Ladakhis, ce peuple de l’Himalaya qui vit à une
altitude moyenne de 4000m ! Leur territoire est un désert, l’eau est très
rare, la végétation donc tout autant. Mais au sein de ces myriades de variations
rocheuses, ils ont sur créer des zones de vie luxuriantes. Ils ont su déployer
les ressources. Ils ont su développer une autonomie propre, parce que tout
était valorisé. L’idée de déchet n’y existe pas. Un yak – vache locale, plutôt
bien fournie en poils – peut fournir les poils pour les cordes, la peau pour
les tentes, les sabots pour les cuillères, la pense pour le barattage, sans
compter les cornes, les os, la viande, le lait… L’animal est précieux autant
vivant que mort. Rien n’est à jeter. Tout se révèle précieux. Aujourd’hui, au
Ladakah, les canettes de coca, les sacs plastiques ont fait leur apparition. Dans
leur esprit, encore, la notion de déchet n’est pas présente. Que faire de cette
canette ? Ils la jettent à la terre, qui saura peut-être quoi en faire.
Mais nous, comment avons-nous pu penser un objet sans valeur, comment avons nu
peu créer des « déchets » ?
Considérer
l’autre c’est faire un retour sur soi, un « scan » de nos manières
d’être. On l’a dit, il ne s’agit pas de créer des dichotomies : eux-bien,
nous-pas bien. Il s’agit de progresser ensemble. Apprendre des peuples
traditionnels, mais quoi ? Des technologies, oui, quelques unes, notamment
des techniques agricoles, médicinales. Mais surtout des manières d’être en
relation avec ce qui nous entoure, la terre, les autres, les
« esprits ». D’ailleurs, peut-être que ce qui nous perturbe les plus
quand on considère « l’étranger », c’est qu’il nous rappelle parfois
que l’esprit n’est pas que dans nos têtes. Qu’il peut être dans les arbres, les
forêts, les montagnes, les fourmis, et même dans « cet étranger » !
Qu’il n’y a pas un monde devant nous bien réel et seulement matériel, mais
qu’il existe d’autres mondes. Le chamanisme est l’un des moyens de mise
en relation de ces mondes là. Chez les peuples indigènes que j’ai rencontrés,
l’individu disparaissait sous le collectif, la communauté. Et l’esprit se
déployait au-delà du monde matériel, au-delà du monde des humains. Ma plus
grande remise en question est venue des Indiens d’Inde, justement au sujet de
ce qu’est l’esprit. Dans la France où j’ai vécu, l’esprit m’apparaissait comme
un concept à mi-chemin entre l’âme et l’intellect, mais sans existence
véritable. S’il y avait un esprit, c’était qu’il y avait une personne, un
« moi », un ego ou un individu bien différencié. L’individu avait
vraiment un statut privilégié ! En Inde, l’individu, l’ego disparaît. En
tous cas, c’est le but affiché par les traditions philosophiques et
spirituelles. Les illusions de l’ego, de ses passions, de ses attachements.
Pour découvrir l’esprit, il faut se rendre maître de son mental, dompter ses
pulsions, ses ignorances, reconnaître ses émotions, habiter son corps au
présent. C’est une voie de progrès, une parmi d’autres. Et nous en avons
beaucoup à explorer pour franchir les impasses écologiques ou humanitaires que
nous auto-construisons, avec nos egos.
1- Pourriez-vous pour l’Almanach Soldes,
retracer brièvement l’historique les grandes étapes qui ont séparés l’homme de
la (sa) nature?
Retracer plusieurs millénaires d’histoire en quelques lignes va être une
gageure, mais je veux bien me prêter au jeu. Déjà, je voudrais commencer par
signaler que les grandes étapes que je vais décrire ne sont pas exhaustives
quant à la rupture homme/nature, il y en a probablement d’autres qui ont
échappé à mon analyse. L’objectif est donc surtout de montrer que la rupture
n’est pas due à un seul évènement, mais à plusieurs couches successives. Et les
citer permet de nettoyer notre mémoire collective, afin de mieux dévoiler ce
qui dans les sociétés modernes occidentales, aveugle notre relation à la
nature. La première étape a été l’agriculture, il y a près de 10 000
ans : la domestication des plantes et des animaux a modifié radicalement
cette relation, en schématisant, on peut dire qu’ils sont passés d’une relation
horizontale à une relation verticale (dominant/dominé). Puis, les grandes
civilisations, il y a environ 4000 ans, ont développé des techniques agricoles
plus intensives (charrue, irrigation par exemple), qui ont permis une grande
quantité de surplus et de stockage ; développant une distorsion dans la
relation besoin-production. L’ordre social et l’ordre cosmique restent
cependant encore liés : ainsi, un cataclysme était perçu comme la
conséquence d’un désordre social. C’est une autre étape, l’avènement de la
rationalité par de grands réformateurs comme les philosophes grecs, vers le
VIème siècle avant J.-C. qui désarticulera ce lien. L’esprit et la nature se
séparent. Puis, petit à petit, des religions monothéistes s’affirment, et les
divinités des forêts, des mers ou du ciel, quittent la nature pour n’exister
que sous la forme d’un Dieu unique et transcendant, un Dieu qui n’est plus sur
Terre, mais dans les cieux. La nature perd de sa sacralité, et son exploitation
par l’homme se déculpe. Je navigue de siècles en siècles, en omettant de
signaler que chacune de ces étapes, si elle a consommé un peu plus la rupture,
n’en a pas moins apporté des éléments essentiels à l’humanité, la philosophie
en est un exemple. C’est aussi le cas pour l’humanisme, notre cinquième étape
de la rupture. Mettant l’homme et l’humanité au centre du monde, la nature n’y
tient plus que le rôle de subvenir à leurs besoins, leur liberté et leur
grandeur. L’homme s’élève au dessus-de la nature. Les lumières et l’avènement
du cartésianisme, de l’empirisme, du positivisme, consommerons encore cette
rupture, la nature devenant alors sujet d’expériences, « afin
qu'elle soit transformée en servante » dira Bacon, dans son « novum
organum ». L’ère actuelle est peut-être l’apogée de cette soumission, où
le maître mot est la croissance, sous-entendant une exploitation toujours
accrue de ressources.
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