3/17/2016

Depuis le Sommet de Rio : le climat.



Article paru dans Biocontact 2006

A Rio, 170 nations avaient décidé de ramener leurs émissions de gaz à effet de serre au niveau de 1990. Mais au cours des dix dernières années, ces émissions ont augmenté de 9% dans les pays de l’OCDE[1] (de 18% aux Etats-Unis). Johannesburg qui, plus que de faire un bilan, devait mettre en action les principes de Rio, représente sous certains aspects un recul. L’atténuation du "principe de précaution" par l’utilisation du terme « approche de précaution » engendre le risque qu’une incertitude scientifique demeure un frein à la mise en œuvre rapide de solutions. Il suffit d’appliquer cela au changement climatique pour en imaginer les conséquences. Le "principe des responsabilités communes mais différenciées" ne fait pas non plus l'objet de réaffirmation globale. Dans la déclaration finale de Johannesburg, il n’apparaît donc pas clairement que la responsabilité des pays les plus pollueurs est un facteur primordial. Johannesburg apparaît ainsi tres décevant au regard des enjeux : on devait aboutir a une évaluation de ce qui n’a pas fonctionné depuis Rio, et à un plan d’action surmontant les insuffisances de l’ancien plan, et le Sommet accouche de vagues déclarations moins ambitieuses que celles de Rio.

Rio avait conduit à la naissance du Protocole de Kyoto, outil qui, à l’origine devait permettre de conduire petit à petit à des concentrations atmosphériques de gaz à effet de serre assurant un état acceptable du climat. Mais comment croire qu’il remplira l’objectif ainsi décrit s’il n’est pas impulsé par des objectifs plus ambitieux que ceux actuellement prévus pour 2012, c’est à dire une stabilisation globale des émissions par rapport au niveau de 1990? Car à l’heure actuelle, le consensus scientifique estime qu’il faut dès aujourd’hui diminuer de 60% nos émissions pour obtenir une stabilisation des concentrations dans l’atmosphère[2]. Avec la ratification de la Pologne, la promesse de la Russie de faire de même, le Protocole de Kyoto aujourd’hui rencontre l’espoir de rentrer bientôt en vigueur car ces deux ratifications permettent de dépasser le quorum nécessaire pour la mise en œuvre du Protocole. On voit donc que la question n’est plus celle de la mise en œuvre du Protocole, mais celle de ses objectifs. Rappelons le seul objectif du Sommet de Johannesburg pour le climat : "Les Etats qui ont ratifié le Protocole appellent les Etats qui ne l'ont pas encore fait à ratifier le Protocole en temps et heure".

C’est là aussi que l’on attendait Johannesburg et c’est aussi là que l’on a été déçus. Plus que de la déception, c’est maintenant de l’inquiétude. Les inondations en Chine, en Europe, en Amérique du Sud, les sécheresses aux Etats-Unis, en Afrique et en Océanie sont là pour nous le rappeler. Selon l’Organisation Mondiale de la Santé, le nombre des grandes inondations est passé de 66 en 1990 à 110 en 1999. Le nombre de personnes tuées par ces catastrophes en 1999 est deux fois plus important que n'importe quelle autre année de cette décennie. Il n’est plus temps de douter ni même d’attendre. Le président de la république française l’a clamé dans son discours de Johannesburg, montrant que la conscience du problème était forte mais négligeant de rappeler Ô combien les actions de son gouvernement restent faibles.

Faut-il aussi parler de l’énergie, aspect lésé de tout objectif concret et pourtant fondamental à la fois pour le climat et pour les populations ? Le Plan d’action prévoit uniquement d’ « accroître de manière urgente et substantielle la part globale des sources d'énergies renouvelables ». L’Union Européenne a proposé un objectif chiffré sur la part des énergies renouvelables dans le monde en 2010, les ONG en ont proposé un autre ; les deux propositions étaient tout à fait réalisables mais aucune n’a été  retenue du fait d’une trop forte opposition des pays de l’OPEP.

Mais tentons de rester optimistes, le Sommet aura permis une couverture médiatique importante des questions de développement durable et l’espoir réside maintenant dans la prise de conscience des citoyens. Enfin ce sommet aura permis de manière géopolitique d’affirmer l’isolement des Etats-Unis, en partie grâce à la décision prise par nombre de pays de ratifier le protocole de Kyoto. A cette nation maintenant de juger si cet isolement est à son avantage.


[1] OCDE, environmental outlook 2001
[2] Rapport 2001 du GIEC

Article paru dans la revue S!lence en 2007 - L’après développement version indigène




L’après développement version indigène


Par Sabine Rabourdin, auteur de Les sociétés traditionnelles au secours des sociétés modernes, Delachaux et Niestlé, 2005.



Près de 6000 cultures non occidentales existent encore en ce début de millénaire, représentées parfois par quelques individus et parfois par plusieurs centaines de milliers. L’indigénisme est à la mode. De la Bolivie au Chiapas, en passant par le cinéma, ils sont de plus en plus nombreux, à faire entendre leur voix.

Ce n’est pas qu’un effet de mode. C’est un effet d’enjeux. Les enjeux de l’accroissement des inégalités, ceux du dérèglement climatique et des tensions sur les ressources ou l’espace agricole et viable. Tous ces enjeux appellent des solutions, et certaines d’entre elles semblent se trouver à la source. A la source de ce qui lie l’Homme à la Terre.

Dans la quête d’un après-développement, il semblerait donc que les peuples indigènes aient quelque chose à nous proposer. Le développement a été une quête de sociétés modernes, qui a orbité autour de quelques valeurs phares : le cartésianisme, la croissance, l’économie de marché, la technologie à échelle industrielle. L'après développement se pose donc en rupture ou, du moins, en dépassement de ces valeurs. Dans ce cas, n’est-il pas évident que les peuples traditionnels offrent en effet, quelque intéressante option ?

Il ne s’agit pourtant de dire que ces peuples présentent un idéal à tous les niveaux. Il s’agit ici, mais c’est déjà beaucoup, de s’inspirer de la manière dont l’homme s’intègre dans l’écosystème Terre. 

1.                La société en lien direct avec son écosystème

Au fil de l’histoire des civilisations, les ressources ont fait l’objet de toutes les attentions. Là où elles étaient facilement accessibles, s’installaient des populations qui devaient se battre pour garder leur place. Dans cette lutte pour la ressource, certaines sociétés ont été absorbées dans les sociétés colonisatrices et d’autres se sont retranchées en des lieux moins convoités, où les ressources étaient moins abondantes. Les sociétés traditionnelles vivent aujourd’hui dans ces lieux hostiles ou, du moins, en des lieux où les ressources ne sont pas aussi facilement accessibles qu’ailleurs.
Citons des exemples : le Ladakh, région septentrionale de l’Inde Himalayenne, semble inhabitable : l’aridité côtoie l’altitude, et les rares villages qui y ont pourtant élu domicile apparaissent comme une gageure. Ailleurs, les bushmen du désert du Kalahari, ou encore les Inuits de l’Arctique nous font l’effet de miraculés. Et pourtant, ils vivent bien en ces lieux.

Ce qui est troublant et à la fois admirable, dans ces peuples de l’extrême, c’est que leurs erreurs de comportements envers la nature sont directement sanctionnées par l’hostilité du milieu et la rareté des ressources. Ces sociétés se donc sont organisées (règles, régulations) en relation avec leur milieu et en fonction de la ressource. Elles ont ainsi pu préservé un équilibre dans lequel elles se sont insérées et qui leur a permis de perdurer. Les hommes et les femmes qui vivent au Ladakh ont ainsi posé des contraintes sociales à leur développement ce qui permet de préserver la fertilité des terres. Au moindre écart, c’est le village entier qui se trouve menacé.
Ceux qui vivent dans des sociétés de consommation, c'est-à-dire des sociétés où l’excès de consommation n’est pas sanctionné mais au contraire valorisé, l’équilibre avec l’écosystème est disloqué. Dans ces sociétés, le retour de bâton n’est pas direct quand elles épuisent l’écosystème. Car, ce qui les caractérise est l’absence de lien direct avec l’écosystème. Elles se nourrissent et recrachent dans la marmite du voisin (typiquement, les pays du Sud), et c’est celui-ci qui se récupère le coup de bâton quand les ressources locales arrivent à épuisement ou que la terre (la marmite) est polluée. Les sociétés de consommation changent alors simplement de marmite.
Le dérèglement climatique est une aberration exacerbée du système des sociétés modernes, dont les conséquences de comportement inadapté se ressentent en décalé. Car, à quoi est dû ce dérèglement ? Sinon à la production en excès de gaz à effet de serre par rapport à ce que la Terre peut recycler ?
La Terre nous offre une marge de manœuvre dans la recherche de l’équilibre, un équilibre dynamique. Elle absorbe nos dépassements et compense nos manquements, dans une certaine mesure. A nous d’évaluer cette mesure et la manière dont nous pouvons y épanouir notre liberté. Est-ce en employant des ingénieurs en déchets et dépollution ? Est-ce en envoyant nos gaz à effet de serre dans les profondeurs des océans sans garantie qu’ils y restent ? Est-ce en puisant aveuglement dans les ressources jusqu’à ce que la marmite soit vide ?

Il faudrait se baser sur la même relation que celle qui anime les peuples traditionnels : pour évaluer nos ressources disponibles et notre impact polluant, il nous faut faire comme si l’on ne pouvait se nourrir que de notre territoire. Il faut établir une relation directe entre la société et son écosystème, c'est-à-dire le territoire sur lequel elle vit mais aussi la biosphère dans son entier. Et limiter notre pollution à ce que la nature peut absorber, et nos consommations à ce qu’elle peut renouveler. La décroissance aspire à cela, les peuples indigènes le vivent. En ceci ils ont beaucoup à échanger dans une « nouvelle vision du développement » ou du « développement durable ».
Et à ce titre, « développement » est un mot à éradiquer. Des peuples indigènes proposent [1] « environnement et humanités durables », car ce n’est pas le développement qui doit être durable, mais l’humanité et l’environnement.
 

2.                L’homme, élément d’équilibre

Les sociétés qui ont entretenu un lien privilégié avec un territoire, qu’on nomme indigènes ou traditionnelles, ont certainement, plus que d’autres (collectivement parlant) compris le lien d’interdépendance qui les unit à la Terre.
Avant de penser une nouvelle forme de développement auprès des pays du Sud, il est essentiel de revenir à la compréhension de ces racines.
Si les peuples traditionnels ont essayé de modérer leur empreinte sur la Terre, ils ont aussi tenté de s’unir à elle, dans une relation où l’homme n’est plus « hors » de la nature, mais en fait partie.
Faire partie ? Qu’est-ce que cela peut signifier ? Prenons l’exemple des Achuar, des chasseurs-cueilleurs d’Amazonie[2], qui ne font pas de distinction antinomique entre deux mondes opposés : le monde culturel de la société humaine et le monde naturel de la société animale, végétale et minérale. Pour eux, l’homme a un droit de vie au même titre que n’importe quel autre entité dans l’univers. De ce droit découle un devoir, un devoir d’intégration.

Difficile de décrire à un occidental ce que « en faire partie », « intégration » ou même « entrer en relation avec la nature » peut signifier, car l’occidental est élevé dans la tradition cartésienne et rationnelle qui catégorise au maximum et qui, par ce biais, crée des frontières dans les concepts autant que dans les sentiments. Et qui a tendance à oublier qu’une molécule qui pénètre une cellule, c’est un échange d’informations. L’interdépendance est omniprésente sur Terre. Et l’échange permanent.

Dans la relation avec les peuples traditionnels, on ne peut d’ailleurs pas s’extraire de concepts spirituels, car ceux-ci sont fondateurs. Par exemple, écoutons ce décret, précurseur en la matière, proposé par le cinquième Dalaï-lama, réglementant la protection de l’environnement dès 1642 :
 « L’environnement intérieur est la symbiose entre les esprits, la vie des hommes, et la nature qui les entoure. »

Dans la mythologie Touareg l’homme noue un pacte sacré qui le lie à la terre par une promesse de sauvegarde réciproque en cas de non respect de cet équilibre protecteur, la sauvegarde est remplacée par la menace.

La recherche d’harmonie avec la nature n’est pas le simple désir de durer, cela va au-delà, car ce qui est en jeu n’est pas seulement l’existence individuelle sur Terre mais l’existence de leur société, de l’humanité, de la Vie et de l’Etre.

Là se trouve peut-être l’essentiel : rechercher l’équilibre et l’entretenir.

Ainsi, tel un boomerang, la nature est perçue par les Aborigènes d’Australie comme une entité à rétroaction, toute blessure que vous lui infligez vous revient dessus tôt ou tard :
«  Quand vous détruisez un site, vous créez une ride qui va tout sillonner dans le cosmos comme la jarre de billes. Cela détruit l’équilibre et ce déséquilibre entraîne le chaos, la maladie et les mort des gens et de la nature » [3]
Le Rêve des Aborigènes australiens, c’est ce qui relie toute chose, homme, animal, plante ou matière, au Bugarrigarra où il est né, où il retourne quand son corps s’éteint.
Quand une compagnie étrangère veut creuser une colline pour y chercher des diamants, les Aborigènes d’Australie ne s’y opposent pas en disant qu’il y a un risque d’érosion mais parce que cela va « briser la chaîne du rêve ».
Cet équilibre écologique traverse tous les plans de la pensée indigène. Il ne doit pas être perçu comme statique, c’est un état dynamique fait d’échanges continuels au niveau de tous les éléments naturels.
« Vous ne pouvez aimer le gibier et détester les prédateurs ; vous ne pouvez protéger les eaux et détruire les montagnes ; vous ne pouvez entretenir la forêt et saboter la ferme. »[4]
L’homme, fondamentalement, participe de cet équilibre. C’est sans doute le plus grand oubli de l’occident. Et tant que cet oubli ne sera pas retrouvé, l’échange Nord/Sud restera stérile et le développement ne pourra jamais se métamorphoser en « environnement et humanités durables ».

3.                Diversifier au lieu d’uniformiser

Diversifier la production mais éviter la surproduction


L’ère commerciale actuelle exploite sans merci les quelques produits qui, pour le moment, procurent un avantage financier. Elle dédaigne et détruit souvent tout le reste. Cette attitude conduit à une homogénéisation croissante, la rentabilité étant construite sur le mode de la réduction des coûts à grande échelle. D’où les chaînes de production industrielles, d’où la production agricole monospécifique intensive.

Le rapport à la production et aux besoins matériels procède d’une conception du monde différente chez les sociétés.

Le mode d’échange traditionnel, intrinsèquement adapté aux besoins et hostile au surplus, est une des clés de l’équilibre entre l’homme et la nature. Parce que ces peuples sont en premier lieu orientés vers l’autosuffisance et seulement en second lieu vers la production d’un surplus pour le commerce, leurs économies et leurs techniques traditionnelles sont appropriées à la préservation des ressources.
On a remarqué que la rareté de certaines ressources concentrées (et donc défendables) favorise l'émergence de compétition agressive entre les individus d'une société. De même que l’abondance de ressource limite les tensions, mais ne les empêche pas.
Seule la rareté de l’ensemble des ressources (ou la vision d’une rareté ou du caractère limité et précieux de la ressource) crée l’entraide.
C’est peut être ce qui explique l’entraide si spectaculaire des peuples indigènes. Chez les Yanomamis d’Amazonie, comme dans de nombreuses autres sociétés traditionnelles, offrir est une vertu, posséder n’est pas une richesse. La manière de se répartir le butin exprime la solidarité qui lie les Indiens entre eux. Car le milieu de la forêt tropicale n’est pas si prodigue qu’il y parait.

Chez les Bochimans,

« Chacun prend où il le trouve ce dont il a besoin, mais ne prend  rien de plus. C'est à cette condition que la nature reconstitue le fond commun. » [5] 

Ce qui sera sûrement difficile à apprécier par un homme moderne, c’est le revers de cette entraide, c'est-à-dire l’absence de valorisation de l’individu et sa soumission au bien-être de la communauté dans son ensemble. L’individu n’est rien, la communauté est tout. C’est peut-être ce qui explique l’absence de recherche de profit et l’incompatibilité majeure entre notre désir de croissance économique et leur absence de surproduction. Marshall Sahlins a montré que si ces sociétés ne rentabilisent pas leur économie, c’est  parce que le profit ne les intéresse pas :

« [Les indigènes de ces sociétés] s’enorgueillissent de leur aptitude à évaluer leurs besoins et à produire juste assez de taro pour les satisfaire. »[6]

Les systèmes d’organisation de l’espace et de la production sont souvent fondés sur des échanges complexes entre communautés qui permettent d’optimiser la satisfaction des besoins. Ils sont ainsi faits qu’ils permettent d’éviter la production de surplus et le gaspillage (entraide-sociale, multiplicité des ressources).

Reichel Dolmatoff explique ainsi que les indiens Tukanos de Colombie ne se soucient guère de maximiser les gains à court terme ni de se procurer plus de nourritures ou de matières premières qu’il n’est nécessaire. « En revanche, ils s’emploient continuellement à mieux connaître ce que le monde physique requiert de l’homme. Ce savoir, estiment-ils, est essentiel à la survie car l’homme doit se mettre en adéquation avec la nature pour participer à son tour et ajuster ses besoins à ce qu’elle lui offre. »[7]

Les sociétés traditionnelles, dans leur production de biens, ont des priorités autrement différentes que la simple rentabilité immédiate, et notamment la recherche d’une plus grande durabilité. L’exploitation intensive des sols est peut être rentable à court terme mais elle épuise vite les sols et les rend dépendants d’un apport artificiel d’intrants.

Epanouir les potentialités des territoires


Une multiple utilisation d’une même terre peut aider à minimiser la ponction sur le milieu. C’est une attitude que l’on retrouve chez beaucoup de peuples indigènes, qui généralement combinent multi-usages et multi-acteurs sur un même lieu. En Extrême Orient, des systèmes de production associant l’agriculture et l’aquaculture  obtiennent des rendements parfois remarquables. Ceci limite le besoin de surface agricole : de telles productions, comme les mares d’argile des paysans Tonkinois, se font souvent sur des surfaces qu’on qualifierait de nos jours, vu l’aspect de nos exploitations, de lilliputiennes. L’intelligence de ce mode de production est d’intégrer plusieurs systèmes les uns aux autres : les excréments des lapins tombent dans une mare à poissons et à canards et la fertilisent ; celle-ci s’écoule dans des rizières et des potagers, dont les déchets agricoles nourrissent en retour les lapins, qui nourrissent les hommes (et les déchets des hommes retournent à la terre) ! Dans d’autres cas, deux rizières, tantôt  remplies, tantôt vidées, font alterner riz et poisson, canard et fruits de mer, etc.

Les sociétés traditionnelles misent sur la diversité et le multi-usage. Les paysans andins cultivent une partie de leurs terres en haute altitude, là où pourtant les rendements sont médiocres, ceci afin d’améliorer leur sécurité : en cas d’attaque parasitaire sur leurs champs de basse altitude, ils disposeront en effet toujours d’anciennes semences.

La polyculture favorise une microflore et une microfaune indispensables aux processus de décomposition, et donc à la fertilité du sol, souvent amoindrie par les pratiques exclusives et intensives. Elle permet ainsi souvent d’éviter le recours aux apports artificiels (engrais, pesticides,…). Cultivées ensembles, ces plantes s’entraident : l’une fixant l’azote, une autre aérant le sol avec ses racines, une autre procurant une protection parasitaire et permettent de mieux lutter contre la contamination des maladies. Sur les parcelles cultivées d’Amazonie, les plantations en polyculture où sont mélangées les plantes de hauteur différentes protègent le sol des effets destructeurs du climat, imitant les différentes strates arborescentes de la forêt. La complémentarité des espèces fait écho à la vision globale de l’écosystème comme un ensemble complémentaire, dont l’homme n’est pas exclu.

L’agroforesterie pratiquée en Asie du sud représente l’une des pratiques les plus évidentes de gestion durable des forêts. Le paysan  tropical n’a jamais de lui-même, profondément séparé l’agriculture de la forêt, ni la forêt de l’élevage. La grande diversité de ces systèmes réduit les risques de mauvaises récoltes. La stratégie consiste à planter dans les champs des espèces utiles (médecines, nourriture…) qui pousseront dans la forêt lors de la mise en jachère des terres. Le champ devient la forêt…la forêt le champ… L’homme modifie la forêt à son usage, tout en augmentant la biodiversité présente. Un système d’agriculture itinérante sur brûlis à Bornéo par exemple, favorise la régénération forestière tant que les temps de mise en jachère sont suffisants. Mais s’il y a réduction des terres par des pressions extérieures (exploitants forestiers par exemple), le système peut devenir destructeur. On revient à cette notion indispensable d’équilibre dynamique.


Les sociétés traditionnelles font donc preuve de beaucoup d’art et de maîtrise dans la gestion des terres, et si cette façon de voir l’enchaînement de la matière et de l’organiser s’enrichissait des nouvelles connaissances de l’Occident, il y a de fortes raisons de croire qu’on assisterait à un réel progrès…

Penser local, penser dans la continuité

Ce qui différencie la société traditionnelle du monde moderne, c’est surtout le soucis de transmission des savoirs, de génération en génération, le lien de continuité et le culte des ancêtres. Ce qui n’empêche pas l’innovation mais au contraire la favorise. Riches de l’expérience du passé, et forts de la capacité d’adaptation aux variations et aux contraintes du milieu naturel,  il se crée une grande flexibilité.

L’habitude traditionnelle de recourir essentiellement aux ressources locales (40km est une bonne distance) est peut-être né d’une contrainte. Mais elle peut renaître d’un choix pensé, comme le concept moderne de « biorégionalisme » le suggère. En pensant local, on réduit les « délocalisations » et les pollutions liées au transport.

De même, une société durable nécessiterait des technologies appropriées. D'après l’Appropriate Technology Sourcebook[8] , les technologies appropriées sont des technologies qui requièrent peu de capital, utilisent les matériaux disponibles localement, demandent peu de main d'oeuvre, sont accessibles aux groupes familiaux ou communautaires, peuvent être comprises, contrôlées et entretenues par des personnes locales sans haute formation spécifique, peuvent être réalisées dans des villages ou petits ateliers, peuvent être adaptées à différents lieux en différentes circonstances et sont utilisées sans dommage pour l'environnement.

Le respect de l’environnement est donc un critère d’une technique appropriée. Pour certains Indiens d’Amazonie, nous explique Jean-Patrick Costa,

« la recherche d’équilibre explique pourquoi la tradition indienne est incapable de concevoir un développement technique qui se ferait au détriment du milieu naturel, ou même une action individuelle excluant la prise en compte d’éventuelles conséquences sur l’environnement. »[9]

La recherche d’équilibre avec le milieu, que l’on retrouve dans les sociétés indiennes mais aussi dans beaucoup de sociétés traditionnelles va ainsi jusqu’à orienter nettement leurs choix technologiques.

Quelque en soit la réponse, il ne s’agit pas de dire qu’il faut remplacer les techniques modernes par des techniques traditionnelles, mais qu’il faut s’inspirer de cette attitude qui consiste à placer l’équilibre avec le milieu comme critère de choix pour le développement (si tant est qu’il soit voulu).
L'impossibilité et les limites philosophiques d'une hypothétique solution technique trouvent peut-être une issue dans l'intérêt à porter aux pratiques soucieuse du local des peuples traditionnels.


4.                De nouvelles valeurs

Si le colonialisme puis le libéralisme ont été vecteurs de l’utopie de la croissance, qu’est-ce qui sera vecteur de ce que certains appellent la décroissance ou simplicité volontaire, réclamée par les actuels enjeux planétaires ?
Les nouvelles valeurs doivent sûrement tourner autour des notions d’équilibre, de diversité et de complémentarité, dans la prise de conscience que nous dépendons de ce qui nous entoure tout comme nous sommes en constant échange avec cet environnement, humain ou non humain.

Le vecteur ne doit plus seulement se décliner du Nord vers le Sud sur la question de l’après-développement, mais du Sud vers le Nord également. C’est alors supposer que nous soyons aptes à écouter ce qui vient de là et à échanger. C’est supposer que notre système de pensée et de valeurs puissent évoluer.

C’est aussi supposer que nous soyons ouverts à ces nouvelles valeurs : « équilibre » contre « croissance », « diversité » contre « uniformité » de la mondialisation.














[1] « Peuples Indigènes : Humanité et environnement durables » : un film sur Identité, Spiritualité, Culture et Droits des Peuples Autochtones, face au Développement Durable.
Un film documentaire de 45’, témoignage des propositions des Peuples Indigènes au Sommet
Mondial du Développement Durable - Johannesbourg- 2002

[2]Philippe Descola, La nature domestique. Symbolisme et praxis dans l’écologie des Achuar, Paris, Maison des sciences de l’homme, 1986.
[3] Wayne Barker, Termites blancs et fourmis vertes, Ethnies, 1999, vol 13 n°24-25, pp 195-211
[4] Centre-Nord de la Californie : Le peuple Wintu
[5] Extrait de NAMIBIA, Africa's Harsh Paradise, par A. Bannister et P. Johnson, interprété de l'anglais par Bob Dangerfield
[6] Marshall Sahlins, Age de pierre, Age d’abondance, 1976, resp p 51 et p 111.
[7]  Gerardo Reichel-Dolmatoff, The Kogi Indians and the environment Impending disaster, The Ecologist, vol 13, n°1, janvier-février 1983.
[8] Ken Darrow and Mike Saxenian, Appropriate Technology Sourcebook, Village Earth
The Consortium for Sustainable Village-Based Development.
[9] Jean-Patrick Costa, L’homme-Nature, La pensée écologique, Paris, 2000, p 24.

Katrina au pays du pétrole






Alors que normalement la saison cyclonique atlantique se termine fin novembre, le mercredi 30 novembre, la tempête tropicale Epsilon s’est mutée en cyclone de catégorie 1 sur l’échelle de Saffir-Simpson. Epsilon est la 26e tempête tropicale (avec des vents compris entre 63 et 118 km/h) de l’année 2005 et le 14e cyclone (les vents des cyclones sont supérieurs à 119km/h). C’est donc  un double record inégalé pour l’Atlantique !
 Mais le recors sera sûrement battu l’année prochaine, car la saison 2006 s’annonce très active, démarrant peut être même avec un mois d’avance, début mai au lieu de début juin.
 
C’est pourtant un sentiment d’incompréhension qu’inspire le bilan désastreux de cette série inhabituelle de cyclones. Catastrophe « naturelle » ? C’est une question qui se pose. L’humanité n’y est-elle pour rien ? Quels liens ces phénomènes entretiennent-ils avec la question tant actuelle du changement climatique et indirectement avec celle du pétrole ?

Avec Wilma, jamais un cyclone d'une telle puissance n'a été répertorié dans l'Atlantique. De catégorie 5, force maximale que compte l'échelle Saffir-Simpson, il a été d’une force bien supérieure à Katrina – qui avait provoqué l'inondation de La Nouvelle-Orléans et la mort de plus de 1 200 personnes fin août.

L’analyse statistique relative aux cyclones montre que le XXe siècle et le début du XXIe siècle ont connu une vraie évolution par rapport aux siècles passés :
- Le nombre de cyclones est en très forte augmentation. Les records de nombre de cyclones annuels se battent d’année en année.
- Leur intensité (qui est fonction de la vitesse des vents) a formidablement augmenté. Alors qu’on atteignait rarement plus de 200 km/h au début du XXe siècle, on observe aujourd’hui régulièrement des cyclones à plus de 300 km/h, voir même 350.
- Leur zone géographique s’étend : pour la première fois, un cyclone a touché l’hémisphère Sud, sur le littoral du Brésil en 2004.
- L'énergie totale dissipée par les cyclones de l'Atlantique Nord et du Pacifique Ouest a plus que doublé depuis 1950.

Comment naît un ouragan ? Température de l'eau supérieure à 27°C sur au moins 50 m de profondeur océanique, air froid et vents soufflants dans la même direction. Mais il n’est pas inutile de rappeler que l’augmentation de la température des océans, un élément primordial de cette chaîne, est sans conteste du au changement climatique. Une étude, publiée le 4 août 2005 dans Nature, montre que la courbe de la puissance des cyclones évolue de façon très similaire avec celle de la température de la surface des océans.
La température de surface des océans n’est pas le seul facteur déclencheur de cyclones mais elle contribue nettement à les entretenir (d’où l’augmentation de leur force en arrivant sur les zones émergées). Si tous les experts semblent d’accord pour dire que le réchauffement global de la planète augmente les surfaces océaniques chaudes et donc accentue les conditions favorables à la cyclogenèse (formation de cyclones), nul ne sait réellement comment les autres facteurs évolueront. Face à ce genre de question, on retrouve comme souvent devant les annonces « alarmistes » ceux qui croient en un scénario catastrophe (où tous les phénomènes s’aggravent les uns les autres) et ceux qui pensent au contraire que la nature bienveillante compensera les effets aggravants par des rétroactions négatives qui rétabliront l’équilibre...
Ainsi le cisaillement des vents situés entre la surface des océans et la haute troposphère sera-t-il diminué (amenant à davantage d’occurrences cycloniques) ou augmenté (moins de cyclones) ? L'humidité de l'atmosphère et l'instabilité des masses d'air conduiront elles à des modifications ? Si les eaux sont plus chaudes, " El Niño " risque d’être plus important ce qui entraînerait une diminution de l'activité cyclonique...

Mais le constat est là : Katrina, Wilma et les autres sont sans doute un peu des enfants du changement climatique. Et les Etats-Unis un parent du changement climatique : rappelons qu’ils sont responsables de près du tiers des émissions de gaz à effet de serre dans le monde. Le gouvernement de ce pays a une autre responsabilité devant ce phénomène : il s’est consacré depuis plus de dix ans à affaiblir les négociations climat et à décrédibiliser le Protocole de Kyoto, seul outil international en usage sur cette question. Drogué de pétrole, le pays perd de sa lucidité.
Mais il n’y a pas que de l’insouciance dans cette attitude, il y a aussi de la malveillance : la proximité de la Maison Blanche avec les industries pétrolière l’a conduite à modifier intentionnellement la teneur de certains rapports scientifiques gouvernementaux sur le changement climatique. Le président George W.Bush ne cache d’ailleurs pas son hostilité pour la lutte contre le changement climatique : « J'ai refusé le protocole de Kyoto parce qu'il aurait endommagé l'économie américaine, il aurait détruit l'économie américaine, c'était un accord pourri pour l'économie américaine", a-t-il dit lors d'un entretien diffusé par la chaîne de télévision britannique ITV le 4 juillet dernier. Quoi d’étonnant à ce qu’il ne se soit rien passé toujours rien de décisif à la conférence internationale sur le climat qui a eu lieu à Montréal à la fin d’année. Les Etats-Unis cherchent une solution qui ne nuise pas à leur économie. Pourvu qu’ils la trouvent vite !
Mais l’économie américaine appréciera-t-elle le coût des dégâts causés par les changements climatiques ? Le calcul vaudrait la peine d’être mené : Katrina s’annonce la tempête la plus chère de l'histoire américaine, certains analystes évaluent à 26 milliards de dollars son coût pour les compagnies d'assurances. On peut aussi ajouter aux calculs le coût des sécheresses et canicules et leur impact sur l’agriculture du pays, la valeur de l’eau potable, les coûts sanitaires,…
Qu’il faille investir dans la remise en état de la digue de la Nouvelle Orléans, cela ne fait aucun doute pour les Américains, c’est ce qui s’appelle une stratégie d’adaptation dans le jargon climatique ; mais à quand l’investissement réel et personnel dans la lutte contre les causes du changement climatique ?

Il y a donc un coupable tout désigné : le pétrole, ce fameux or noir qui dirige l’économie et la politique américaine comme le reconnaît indirectement lui-même le président Bush.
La combustion des combustibles fossiles (pétrole en première ligne) est reconnue maintenant comme l’un des principaux responsables du dérèglement du climat mondial (mais il ne faut pas oublier la déforestation, l’agriculture intensive, les gaz frigorigènes, etc). Basculer vers un monde sans pétrole est donc un des moyens de lutter efficacement contre ce dérèglement. Mais l’avancée des techniques, argument principal du président sur ce sujet, sera nécessaire mais insuffisant. Ironie du sort, il semble que la hausse des prix du pétrole soit bien plus convaincante que des cyclones pour inciter à se questionner sérieusement sur les grandes questions énergétiques. D’ailleurs ces deux aspects, climat et pétrole, se renvoient bien la balle. Car dans le genre de rétroactions négatives, il en est une pour le moins imprévisible par les climatologues. L'ouragan Katrina a touché un point névralgique de l'économie américaine. La région du golfe du Mexique couvre en effet 30% des besoins en pétrole des Etats-Unis et 24 % de leurs besoins en gaz. De même, 60 % des exportations céréalières transitent par les ports de cette région. La destruction suite aux cyclones  des raffineries a conduit à élever le prix du pétrole, ce qui a entraîné le soucis de l’économiser (aux USA les 4x4 n’ont plus la cote). C’est un peu l’hypothèse Gaia qui refait surface : un dérèglement est causé (ici le climat), il induit des conséquences (ici des cyclones) et celles-ci vont avoir un facteur limitant sur la source du dérèglement (ici l’augmentation du prix du pétrole qui réduit son usage et donc les émissions de gaz à effet de serre, responsables du changement climatique).

Toujours est-il que depuis que le cours du baril flambe, on se prend à espérer que les énergies renouvelables se verront octroyer des crédits de recherche dans le monde, des commandes en nombre permettant de réduire les coûts, des démarches administratives plus conciliantes, etc. On se prend à espérer que les mesures visant à économiser l’énergie seront prises au sérieux, subventionnées ou ambitieuses, comme par exemple celle de réduire la vitesse sur autoroute en France…
Car le gouvernement français n’est pas moins responsable du changement climatique que les Etats-Unis : dans ce domaine, il s’agit plus de volonté initiatrice que de chiffre. Un seul chiffre devrait compter : celui d’une division par 4 des émissions des pays développés d’ici 2050. Et pour sa part, la France n’a pas de quoi être fière : le Plan climat qu’elle est censée mettre en place traîne des pieds. Au lieu de subventionner la hausse des prix du baril, l‘Etat devrait de pied ferme se mettre à subventionner les alternatives au pétrole, dans les domaines du transport, du chauffage, de l’agriculture et de la consommation. La démarche est la même dans chacun de ces secteur : d’abord moins de gaspillage, ensuite viser ce qui a un rapport d’efficacité maximum, et alors enfin ce qui est renouvelable (ou biologique pour l’agriculture) pourra s’imposer comme solution au niveau de la production.

Faut-il attendre que les catastrophes « naturelles » touchent violemment le pays pour réduire notre dépendance envers le pétrole ? Faut-il attendre que les raffineries soient mises hors d’usage comme en Louisiane et que le coût du pétrole flambe ainsi davantage, engrangé dans des boucles de rétroactions négatives ? Faut-il suivre longtemps encore l’exemple américain et attendre la fin des interminables calculs des avantages et des inconvénients économiques avant d’agir nous aussi?

Sabine Rabourdin